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« Combats », de Néhémy Pierre-Dahomey : le poison de la division

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C’est l’histoire d’un fragile équilibre rompu que nous conte Néhémy Pierre-Dahomey dans son second roman, « Combats», tout juste paru

Prix Révélation de la Société des Gens de Lettres en 2017 avec « Rapatriés», le jeune auteur nous transporte en 1842 dans la campagne haïtienne, alors que les conséquences de la « dette de l’indépendance » commencent à s’y faire sentir.

Boën, dans la plaine de Cul-de-sac, s’est plus ou moins trouvée un équilibre depuis la Révolution. Deux demi-frères, aussi différents que complémentaires, assurent chacun à leur façon la relative tranquillité de la bourgade.

L’un, Ludovic Possible, héritier d’un propriétaire créole, né d’une mère mulâtresse, est devenu notaire et sage reconnu de la région. L’autre, Balthazar Possible, grande bouche-gros bras vivant retiré, né du même propriétaire (mais non reconnu) et d’une maîtresse « négresse des mornes », se charge d’épouvanter les officiels et autres gradés venus de Port-au-Prince.

« Balthazar affectionne ce genre de démonstrations gratuites et de force brutale. Mais il est toléré, jouissant d’une inviolable impunité liée à son statut encore plus qu’à la peur qu’il inspire. Ludovic résidait encore à la Croix-des-Bouquets, visitant ses terres et distribuant des ordres comme un colon absentéiste, quand Balthazar, lui, habitait à Boën et ne ménageait pas ses peines pour l’organisation du travail, l’arpentage et l’assainissement, les canalisations d’eau, des semis à la récolte, en passant par le sarclage et les nombreux arrosages. Il a pensé l’autonomie des habitations de la plaine, qui est l’autre face de leur isolement, en vue de mieux les protéger de la fameuse corvée faisant rage dans ces milieux ruraux : réserve de bras pour amortir la dette.»

Un combat de coqs qui dégénère va cependant éprouver la patience de Ludovic, fouetter la rancune et le sentiment d’humiliation d’un Balthazar prêt désormais par fierté à échafauder sa vengeance sur plusieurs années. Le poids de quelques plumes de gallinacés dans la balance va sous peu s’avérer très lourd.

Des blessures intimes aux trahisons, il n’y a qu’un pas. Des fantômes du passé aux drames de demain, à peine un madras à retourner.

Bien entendu, en creux, l’opposition entre Créoles et Bossales d’apparaître. La division : l’affaiblissement de tous.

Car le gouvernement a cédé en 1825 aux injonctions de la France qui, par la voix de son roi fraîchement établi Charles X, « concède » (l’audace) l’indépendance à Ayiti à condition de verser une rançon – pardon, une « compensation » – équivalent à trois années de production, soit 150 millions de francs-or, une fortune, pour dédommager les anciens maîtres des plantations. Pour appuyer sa demande auprès de Jean-Pierre Boyer, le roi a utilisé comme argument ses canons pointés. La dette dite d’indépendance sera réglée en 1880, mais les intérêts auprès des banques françaises seulement dans les années 1950.

Châtiment (il n’y a pas d’autres mots) d’une puissance outragée que son système colonial et esclavagiste ait été mis à terre par de lointains esclaves. La dette ou la punition rétroactive pour avoir osé vaincre l’armée napoléonienne et établir une république jacobine, noire et libre.

À noter que cette triste décision dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, qui a pesé sur le développement du pays dès les premières décennies, n’est tout simplement…. pas enseignée en France. Pas plus que 1804, pas plus que l’existence de Toussaint Louverture. Survolé éventuellement à la va-vite auprès d’enfants trop jeunes pour comprendre et retenir quoi que ce soit.

De là à imaginer que la difficulté à attirer l’attention de l’opinion française sur ce qui se passe aujourd’hui en Haïti relève du refoulement groupé, de la gêne non identifiée…

D’où l’importance — il faut le redire ! – du travail des écrivaines et écrivains haïtiens qui publient en France, encore, encore et encore, poussant par leur travail chacun à retrouver la mémoire commune, perdue.

Mais revenons à Boën. Le gouvernement de Port-au-Prince à cette époque, pour honorer la dette scélérate, doit augmenter les taxes, perfectionner le prélèvement de l’impôt et imposer la corvée. Pour y parvenir, il lance un recensement national en s’appuyant sur l’armée. Balthazar Possible n’entend pas voir les terres de son enfance se plier à ces lois, il manœuvre donc habilement pour le bien des habitants en arrosant abondamment la soldatesque.

« Dans un tel contexte, Balthazar garde ses bonnes habitudes. Il avait jadis créé une petite taxe irrégulière et souterraine, dénommée ironiquement la “part du soldat”, qu’il distribue encore aux militaires de la Croix-des-Bouquets, arrosant le commandant Éric Saurel lui-même pour que la contrée soit exempte du moindre recensement, invisible aux perceptions d’impôts et aux rafles pour la corvée. »

La mort de La Bête-Immonde, son coq belliqueux, de changer bientôt la donne, de mettre fin à ces petits arrangements. Képis zélés et prêtre illuminé de la Très Sainte Croix, pourfendeur du vaudou, ne tarderont pas à venir chambouler le quotidien de la contrée, bien décidés à y imposer leurs nouvelles règles.

Pendant que les deux frères pointent leurs ergots dans tous les sens, incapables de se parler, de reconnaître le peu qui les sépare, une petite fille perd sa mère et découvre son pouvoir, issu de la Guinée ancestrale. Jeune reine chanterelle révélée, elle illuminera le récit de ses contes venus de loin, symbole de l’oralité transcendante, de l’Afrique perdue, et deviendra bientôt pour les habitants la porteuse des « Combats », les souvenirs des luttes et des possibles gâchés.

« Dans le pays d’où elles viennent toutes, prétend cette histoire, il y a une espèce de personne entre les sirènes et les humains, entre la déesse et la femme, tout juste à l’endroit où il faut pour soulever la foule par la douce puissance de sa voix. C’est une cantatrice admirée des élites et des masses : une chanterelle. Elle chante et elle s’élève au-dessus du monde. Quand elle dit, les choses se font. Quand elle demande, on exécute. »

Néhémy Pierre-Dahomey, lui, ajoute avec son ironie mordante une légèreté inattendue sur un sujet aussi douloureux. Un roman qui évoque le conte rural et politique, un livre qui enrichit, touche, fait sourire, sursauter, rager. Une pépite, en somme.

« Combats », de Néhémy Pierre-Dahomey, éditions Seuil

Frédéric L’Helgoualch vit à Paris. Il écrit des critiques littéraires et a découvert la riche histoire et la foisonnante littérature d’Haïti à partir d’un livre de Makenzy Orcel, ‘Maître Minuit’. Depuis il tire le fil sans fin des œuvres haïtiennes. Il a publié un recueil de nouvelles, ‘Deci-Delà, puisque rien ne se passe comme prévu’ et un ebook érotique photos-textes, ‘Pierre Guerot & I’ avec Pierre Guerot.

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