Une compensation pour une histoire empreinte de violence qui a laissé des blessures physiques et des traumatismes psychologiques
Le mois dernier, le New York Times a fait la une des journaux avec son article sur les milliards (en dollars d’aujourd’hui) que la France a obligé Haïti à payer après des siècles d’esclavage. Malgré les terreurs et les tortures du colonialisme français, les révolutionnaires haïtiens ont gagné leur indépendance de la France en 1804 pour devenir la première nation à abolir définitivement l’esclavage. Cependant, en 1825, les Français sont revenus sur les côtes haïtiennes pour exiger 150 millions de francs en échange de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, 21 ans après l’événement, et pour indemniser les esclavagistes de leur « propriété » perdue.
Des dizaines de manuscrits et de pamphlets datant du début du XIXe siècle montrent que ce que les Français voulaient vraiment n’était pas du tout de l’argent. Ils cherchaient plutôt, selon leurs termes utilisés, la « restauration de Saint-Domingue », ce qui signifiait ramener l’esclavage. Les Français ont commencé à planifier la reconquête d’Haïti peu après la déclaration de l’indépendance haïtienne le 1er janvier 1804. Ils ont menacé la nouvelle nation avec tous ses premiers dirigeants, de son fondateur, l’Empereur Jean-Jacques Dessalines (assassiné en 1806), au Roi Henri Christophe (qui a régné après Dessalines dans le Nord jusqu’à son suicide en 1820) et à Alexandre Pétion, qui a été simultanément Président d’une république dans le Sud et l’Ouest jusqu’en 1818, date à laquelle il est mort de causes naturelles.
Au moment où Pétion et le successeur de Christophe, le Président Jean-Pierre Boyer, signaient l’indemnité en 1825, les Français complotaient ouvertement depuis deux décennies pour « exterminer » la population haïtienne au nom du rétablissement de l’esclavage. Cette histoire de génocide planifié est essentielle pour comprendre la menace de guerre violente, et pas seulement d’exploitation financière, que les Haïtiens du XIXe siècle ont vécu parce que, selon les mots de Dessalines, ils « ont osé être libres ».
Napoléon Bonaparte arriva au pouvoir en France en 1799, dans le sillage de l’énorme rébellion des esclaves de Saint-Domingue qui a contraint les Français à abolir à contrecœur l’esclavage dans toutes leurs colonies en 1794. Bien que le Président français Emmanuel Macron ait récemment fait remarquer que la « vie de Napoléon a été une épiphanie de la liberté », Bonaparte lui-même était pro-esclavagiste et animé des mêmes préjugés contre les Noirs que les monarques de l’ancien régime. Non seulement Bonaparte envoya son beau-frère Charles-Victor-Emmanuel Leclerc en expédition à Saint-Domingue pour y ramener l’esclavage en 1802, mais le Premier consul exprimait également des convictions explicitement racistes durant son règne.
Bonaparte a écrit un jour : « Je suis pour les Blancs, parce que je suis blanc, je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne ». Il reprochait ainsi aux révolutionnaires français d’avoir osé déclarer la liberté générale. « Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation ? », demandait-il. Il n’est guère surprenant que lors de l’expédition Leclerc, nous retrouvions les grands généraux de Bonaparte témoignés les mêmes préjugés tout en utilisant la logique de l’extermination génocidaire.
Leclerc écrivit à Bonaparte le 2 octobre 1802 que la mission à Saint-Domingue ne peut réussir que si les Français « détruisent tous les Nègres des montagnes, hommes et femmes, gardent que les enfants de plus de douze ans, détruisent la majorité de ceux de la plaine, et ne laissent en vie une seule personne de couleur qui n’ait jamais porté une épaulette ». Après la mort de Leclerc de la fièvre jaune, son successeur, le Général Rochambeau, dit à Bonaparte que même après l’arrestation de Toussaint Louverture, les militaires français ont besoin de « trois puissantes expéditions combinées […] pour combattre, désarmer et enchaîner les Nègres pour toujours. » « Il faut que l’esclavage soit de nouveau proclamé dans ce royaume… Je pense même qu’il faut donner pour un temps aux maîtres le droit de vie et de mort sur leurs esclaves », a conclu Rochambeau.
Bien que les Haïtiens aient définitivement gagné leur indépendance en 1804, la France refusait de reconnaître la nouvelle nation, et la population française, comme les fonctionnaires français, ne cessaient de comploter en vue de « restaurer Saint-Domingue. » En 1806, l’ancien chef des finances de Saint-Domingue adressa un plan détaillé de rétablissement de l’esclavage à Napoléon, qui s’est fait empereur. Tout en n’excluant pas la déportation ou l’extermination de toute la population, le fonctionnaire souligna que la première étape consistait à assassiner le dirigeant d’Haïti. « Tant que Dessalines existera », a-t-il écrit, « nous n’atteindrons jamais notre objectif ». Le Général François-Marie Perichou de Kerversau, en poste à Saint-Domingue pendant l’expédition Leclerc, envoya également à Napoléon des plans détaillés de reconquête. Comme ses prédécesseurs, Kerversau invoquait la nécessité d’ » exterminer » toute la population, y compris les enfants. Aucune conciliation ne devrait être faite pour les « nègres », a souligné Kerversau. « Ils veulent être libres », mais « l’honneur du nom français, la sécurité des Antilles et l’humanité indignement outragée ne peuvent le permettre », a-t-il dit. « L’aura qui garantissait autrefois la sécurité du maître et permettait à un homme de vivre en paix parmi deux cents esclaves a disparu », a conclu Kerversau. « L’homme noir sait aujourd’hui qu’un blanc est un homme ».
Les successeurs Bourbon de Napoléon ne traînaient pas non plus les pieds pour trouver des solutions au rétablissement de l’esclavage. En 1814, Pierre Victor, Baron Malouet, ministre de la Marine et des colonies sous Louis XVIII, envoya trois espions pour contraindre les chefs d’État d’Haïti à se rendre. Malouet menaçait que s’ils ne se soumettaient pas, le peuple haïtien serait « traité comme des sauvages barbares et chassés comme des nègres marrons ». L’un des espions, Dauxion-Lavaysse, envoya une lettre au Roi Henri pour révéler ouvertement que la France était prête « à remplacer la population d’Haïti, qui… serait totalement anéantie par les forces envoyées contre elle. »
Jean-Louis, Baron de Vastey, l’un des fonctionnaires les plus connus du Royaume d’Haïti répondit en déplorant que « vingt-cinq ans de malheur et d’expérience n’avaient pas réussi à corriger l’irascibilité des ex-colons. » « Ils n’ont pas cessé de provoquer le gouvernement de Louis XVIII, pour l’amener, comme celui de Bonaparte, à envoyer contre nous une expédition pareille », a écrit Vastey. « Ils nous ont envoyé d’abord des espions, puis des commissaires, tous ex-colons, pour nous insulter et nous offrir le choix entre l’esclavage et la mort ; ils ont conçu dans leurs écrits et leurs pamphlets des plans d’attaque et d’extermination qui violent toutes les lois de la religion, de la justice, de la morale et de l’humanité. »
Ce n’était qu’après qu’ils se sont rendu compte que les Haïtiens préféraient mener une guerre à mort plutôt que de voir le rétablissement de l’esclavage et de la domination française — on peut lire dans un journal haïtien : « Puisqu’il faut que les Français doivent venir, qu’ils ne viennent qu’une fois ! plus ils seront nombreux, plus nous en tuerons ! » – que les Français ont convenu d’appauvrir.
Ange René Armand, Baron de Mackau, que le frère et successeur de Louis XVIII, le roi Charles X, avait chargé de remettre l’ultimatum, arriva en Haïti en juillet 1825, accompagné d’une escadre de 14 navires de guerre portant plus de 500 canons.
Les instructions données à Mackau rappelaient au diplomate français que sa tâche n’était que celle d’un messager. « Ma mission auprès du peuple de notre ancienne colonie n’est pas une négociation », a écrit Mackau. « Je me borne à leur expliquer à quelles conditions Sa Majesté [de France] consent à accorder leur indépendance, pleine et entière ». « Je n’ai pas les pouvoirs nécessaires pour apporter la moindre modification aux propositions dont je suis porteur. » La directive, marquée « très secrète », stipulait que si Haïti « ne manifestait pas de gratitude pour ce que Sa Majesté daigne faire pour eux », Mackau devrait « annoncer aux chefs de ce gouvernement que désormais ils seront traités comme des ennemis de la France » ; qu’un escadron est déjà prêt à établir le barrage le plus rigoureux devant les ports de l’île ; que cet escadron sera bientôt renforcé par d’autres navires envoyés de nos ports ; et que l’interruption de tout commerce maritime ne cessera pour Saint-Domingue que lorsque cette île se sera soumise, sans condition, à la domination de la France. « L’arme la plus terrible de la France se révéla être l’économie. Et la guerre d’extermination ne devait se faire par d’autres moyens que le canon.
Face à la menace de recolonisation, de génocide imminent et de rétablissement de l’esclavage, Boyer signa, le 11 juillet 1825, le document fatal qui stipulait que “les habitants actuels de la partie française de St Domingue paieront… en cinq versements égaux… la somme de 150 000 000 de francs, destinés à indemniser les anciens colons”. Les conséquences de cette violence économique continuent de résonner pour les Haïtiens d’aujourd’hui. Les Français n’ont abandonné leur revendication territoriale sur Haïti qu’après avoir imposé un impôt de liberté raciste et inhumain qui a apporté la pauvreté tout en empêchant la prospérité.
Le New York Times estime que, si le montant total de l’indemnité a été réduit à 90 millions de francs en 1838, le gouvernement haïtien a payé environ 112 millions de francs, soit environ 560 millions de dollars. Cependant, en 2003, l’ancien Président haïtien Jean-Bertrand Aristide a estimé que, en tenant compte de l’inflation, les Français ont siphonné à Haïti l’équivalent de 21 milliards de dollars.
L’histoire de l’indemnité ne concerne pas seulement les nombreuses possibilités exclues par cette dette injuste. Elle concerne également l’héritage de l’esclavage et le traumatisme générationnel non quantifiable causé par la guerre matérielle et morale de la France contre l’indépendance haïtienne. Sans aucun doute, les Français doivent aux Haïtiens le remboursement intégral de l’indemnité, mais j’ose dire qu’ils leur doivent bien davantage en réparation de l’esclavage et en compensation de la douleur et de la souffrance.
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