Il y a de cela quelques minutes, je me demandais comment ce que je fais va faire avancer le monde. Comment les livres que je projette d’écrire vont faire bouger les choses ? Qu’est-ce que ce texte que j’écris apportera aux autres ? Et je me rends compte de l’inutilité de nos démarches parfois les plus nobles. Certains vous diront qu’il y va de la destinée du monde et que personne n’y peut rien. Le monde court à sa perte. Nul besoin de donner les chiffres alarmants sur le réchauffement climatique, de citer les sommes colossales consacrées à l’armement (le nucléaire entre autres), de mesurer la peur inter-nationale, de tirer des rapports de l’ONU, de l’USAID, de l’OCDE, les statistiques catastrophiques sur la faim, l’eau, la mortalité infantile, les maladies infectieuses, etc. Le monde va mal, le projet de le faire avancer ne convient pas : il irait de mal en pis!
Faut-il le faire reculer ? Proust disait que les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus. Partant du fait que l’enfance est merveilleuse, nous avons une idée erronée de la réalité du monde durant notre enfance et notre adolescence. Passée, l’euphorie –l’humeur de notre enfance (Freud)– nous nous cassons les dents sur la « vraie vie ». Ainsi, pour moi, les années ’80 étaient fabuleuses et si le monde pouvait revenir en 1987, avant le déménagement de mes parents, laissant Jérémie pour Port-au-Prince, je serais comblé ! Pour mon père, par contre, le monde était un paradis entre les années 60 et 70. Je ne sais pas trop pour mes grands-parents, mais à entendre les seniors que je rencontre et que je vénère, le monde n’était pas aussi misérable jadis… C’est à en conclure qu’il n’y a jamais eu de guerres mondiales, qu’Hitler est un personnage de fiction, que l’esclavage et le colonialisme sont des légendes et qu’en Haïti l’occupation américaine -la première, entendons-nous- a été inventée par les historiens français qui ont écrit nos livres d’Histoire pour salir la réputation des Yankees et se venger de la fameuse doctrine de Monroe !
Alors, faire reculer le monde ? Le faire reculer vers quoi ? A-t-il un jour été un paradis ?
Parce que le monde sensible est le produit de l’industrie et de l’état social (Marx), mon projet est de bousculer le monde. Ni le faire avancer, ni le faire reculer, ni même l’arrêter, mais le bousculer. Non pas bousculer du monde et se mettre à leur place, non pas bousculer les choses de son côté comme certains politiciens les font avancer plus près de leurs poches, non pas le bousculer pour le pousser jusqu’à le faire tomber plus vite qu’il ne tombe. Le bousculer pour le mettre hors de lui et tenter de lui faire comprendre clairement que les choses doivent changer, que cela fait trop longtemps que les choses vont mal, depuis que le monde est monde. Le bousculer en comparant les promesses aux fruits. Le bousculer en fracassant les portes de la cuisine du monde et mettre au grand jour la situation indigne de ceux qui font le beurre et les choux gras des maîtres. Ceux qui soutiennent l’édifice social sont au rez-de-chaussée et si le rez-de-chaussée est mal entretenu tout l’édifice sera sali. Bousculer le monde est une manière de faire le ménage dans ce grand manège.
Bousculons le monde ! Qu’il bascule ? Ce serait tant mieux, on pourrait alors expérimenter son autre côté. On ne sait jamais ce qu’on pourrait trouver de l’autre côté du miroir… Le pays des merveilles ? L’enfer ? La mort ? L’Eden ?
Néanmoins, je sais que nous n’avons pas fait du monde un enfer, il l’a toujours été, toutes les générations antérieures vous le diront ; mais c’est à nous d’en faire ce que nous voulons vraiment. J’aspire, nous aspirons, à un monde plus humain, plus juste, plus vivable. Au XXIème siècle, il est utopique, voire fou, de croire qu’un seul homme peut faire basculer le monde ; l’ironie est que le monde est devenu trop grand aujourd’hui, où justement nous le tenons en main dans un portable.
Evains Wêche
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