CULTURE

Être voyant n’est pas nécessaire pour visiter cette bibliothèque haïtienne

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L’institution est unique en son genre dans le pays

La Société haïtienne d’aide aux aveugles vient de fêter ses 70 ans d’existence durant le mois de février dernier. Elle a été créée par les médecins Louis Baron et Jean A Sorel. La SHAA est située à Delmas 31, dans un local construit selon des normes d’accessibilité, pour que, quel que soit le handicap d’une personne, elle puisse y accéder facilement.

L’ancien secrétaire d’État aux personnes handicapées, Michel Péan en est le coordonnateur national. Un grand sourire sur ses lèvres, sa canne à sa droite, Péan, lui-même non-voyant, nous reçoit dans son bureau orné de photos, dont une de Maurice Sixto. Il explique l’importance de l’institution : « L’organisation se propose de venir en aide aux handicapés de la vue, considérés dans notre milieu comme des déshérités du sort, des pòv avèg ».

Machine à taper du braille

Au local de l’association, il y a une clinique de consultation oculaire, afin de prévenir les problèmes de vision. Le prix est relativement abordable parce que l’une des missions de la SHAA c’est de prévenir la cécité. L’association possède aussi une bibliothèque.

« L’organisation se propose de venir en aide aux handicapés de la vue, considérés dans notre milieu comme des déshérités du sort, des pòv avèg ».

La structure qui porte le nom de l’écrivain, non-voyant, Roger Dorsainville, existe depuis 1989, et répond à un besoin de rendre accessible la connaissance aux personnes en situation de handicap visuel. C’est pour rendre hommage au romancier que la bibliothèque porte son nom. Michel Péan se souvient que l’auteur était déjà aveugle quand il est revenu en Haïti en 1988. Mais l’écrivain, malgré son handicap, n’a pas arrêté sa production littéraire. La bibliothèque qui porte son nom est la seule du pays spécialisée pour les personnes en situation de handicap visuel.

Une imprimante pour textes en braille

Rendre le livre accessible

La bibliothèque est inclusive à plusieurs égards. Son fonds documentaire est composé de livres en braille ainsi que de documents sonores, mais aussi de livres en écriture régulière à l’attention des personnes voyantes. Elle est d’habitude très fréquentée par les jeunes, ainsi que les écoliers de l’entourage de la SHAA qui y empruntent des livres, et jouissent des différents programmes proposés. La bibliothèque possède plus de 6 000 livres, dont certains sont des transcriptions en braille des livres en écriture régulière.

Eliphete Myrtil en est le directeur. Il est lui aussi non-voyant. Il a d’abord fréquenté l’institution spécialisée Saint-Vincent, avant de recevoir une réadaptation à la SHAA. Professeur d’alphabétisation en braille, Myrtil explique que la bibliothèque Roger Dorsainville dispose d’une salle d’enregistrement. Cela rend accessibles aux personnes en situation de handicap visuel, des textes de la littérature haïtienne et étrangère.

Lire aussi : L’inspirante histoire de celui qui sauva la bibliothèque municipale de Petit-Goâve

Cependant, l’institution n’est pas à l’abri de l’insécurité. Une bonne partie de la clientèle de la bibliothèque, mais aussi de la SHAA, ne vient presque plus aux diverses activités proposées. Déjà terriblement affectée par la longue fermeture imposée par le Covid-19 en 2020, la bibliothèque a aujourd’hui du mal à reprendre son rythme de croisière, d’autant plus qu’elle ne fonctionne plus que trois jours sur cinq.

La bibliothèque porte le nom de Roger Dorsainville, célèbre écrivain haïtien, mort le 12 janvier 1992. Il a été membre du conseil d’administration de la SHAA. Devenu aveugle tardivement, il ne s’est pas laissé abattre, mais a continué à produire. « Roger dictait des romans à [l’écrivain] Dominique Batraville. C’est ainsi qu’il a écrit des textes comme les Vives du créateur, par exemple », se rappelle Michel Péan, ami de Dorsainville.

Docteur Michel Pean, coordonateur général de la SHAA. Société haïtienne d’aide aux aveugles

Michel Péan, lui non plus, n’est pas né aveugle. L’ancien étudiant de la faculté d’odontologie de l’Université d’État d’Haïti a vu sa vision baisser progressivement. Il a dû apprendre à vivre, et à s’adapter avec ce handicap. C’est aujourd’hui cette expérience qu’il retransmet à travers la SHAA.

Souci de l’inclusion

La bibliothèque Roger Dorsainville met l’accent sur l’inclusion, entre personnes ayant un handicap, et celles qui n’en ont pas. Afin de permettre cette cohabitation, les responsables ont mis sur pied une programmation riche et variée qui comporte des ateliers, de lecture ou d’écriture, des conférences, ainsi que des séances de formations pour les jeunes qui la fréquentent.

Eddy Lumaire, Responsable du service d’éducation intégrée

Pour la SHAA en général, ce souci de l’inclusion est un crédo. Elle la met en œuvre dans son programme pédagogique. Eddy Lumaire, responsable de ce service d’éducation intégrée depuis près de huit ans, en a lui-même fait l’expérience, lors de ses études secondaires et universitaires. Il était entouré de condisciples de classe sans handicap visuel. Il travaille aussi avec des collaborateurs voyants. Son travail à la SHAA est d’encadrer les jeunes en leur apprenant à utiliser des ordinateurs, et en leur offrant un accompagnement pédagogique, en soutien aux cours qu’ils reçoivent à l’école.

« Roger dictait des romans à [l’écrivain] Dominique Batraville. C’est ainsi qu’il a écrit des textes comme les Vives du créateur, par exemple », se rappelle Michel Péan, ami de Dorsainville.

« La proximité entre les personnes voyantes et non ou malvoyantes, éduque les voyants sur la réalité des handicapés. Elle normalise le handicap, et élimine la pitié », explique Michel Péan.

Les bureaux de la Société haïtienne d’aide aux aveugles à Delmas 31, le 22 Mars. Melissa Béralus / AyiboPost

L’expérience n’est pas toujours facile, précise Lumaire. Souvent, les personnes voyantes ont tendance à adopter une attitude condescendante à l’égard des personnes handicapées. Et quant à l’inclusion dans les écoles, il faut une formation des enseignants afin qu’ils comprennent les besoins des personnes handicapées.

Sans discriminations

Un autre aspect du travail de la SHAA est lié à l’équité de genre. Selon Michel Péan, les personnes en situation de handicap sont marginalisées, vivent pour la plupart dans les quartiers défavorisés, et pour beaucoup, ce sont des femmes.

Une des allées de la SHAA avec des indicateurs pour mieux orienter les non-voyants avec leur cane, ou les personnes à mobilité réduite

« Il y a déjà une discrimination dans l’appellation de kokobe qu’on réserve aux personnes qui ont un handicap. Mais les femmes, du fait de leur genre, appartiennent déjà à une catégorie elle-même défavorisée. Le handicap les rend doublement victimes », dit-il.

C’est pour cela que l’organisation Femme Haïtienne Aveugle en Action est affiliée à l’association.

La SHAA est également présente dans les villes de province. Elle offre des formations à des regroupements de paysans aveugles, de manière que ces derniers puissent continuer leur travail d’agriculteurs, dans des conditions décentes et indépendantes.

« Ces regroupements se trouvent surtout dans le Plateau central, près de Hinche. Après avoir reçu les techniques de réadaptation, les paysans sont en mesure de retourner au travail de la terre. Qu’elles naissent aveugles où qu’elles le deviennent, les personnes en situation de handicap visuel ont besoin de réadaptation. On ne les traite pas avec pitié, mais selon les droits humains », a confié le coordonnateur de l’association.

Melissa Béralus est diplômée en beaux-arts de l’École Nationale des Arts d’Haïti, étudiante en Histoire de l’Art et Archéologie. Peintre et écrivain, elle enseigne actuellement le créole haïtien et le dessin à l’école secondaire.

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