Retour sur la leçon inaugurale de Yanick Lahens au Collège de France : « Urgences(s) d’écrire, rêve (s) d’habiter ».
Le jeudi 21 mars 2019 l’écrivaine haïtienne Yanick Lahens a présenté au Collège de France la leçon inaugurale de la chaire Mondes francophones. L’auteure de Bain de lune a passé en revue plusieurs générations d’écrivains haïtiens en mettant l’emphase sur l’ancrage socio-historique de la littérature haïtienne. Son intervention va au-delà du domaine littéraire. De nombreuses questions d’ordre épistémique, politique, voire historique ont été soulevées.
La rencontre avec l’historien Jules Michelet
D’entrée de jeu, Yanick Lahens évoque son expérience personnelle au Collège de France qui coïncide avec sa découverte de la pensée de Jules Michelet. Cet historien français s’est positionné en faveur des femmes accusées de sorcellerie en France au XVIIe siècle et mortes sur un bûcher. L’œuvre de Michelet a eu une grande influence sur la manière dont Yanick voit le monde. Elle l’emmène de l’autre côté de l’Histoire. « Ses pages m’avaient ouvert les portes d’un autre savoir. Je ne les ai, depuis, jamais refermées ». Ce savoir, occulté par l’histoire officielle, est celui des catégories minorées. Ces hommes et femmes dont l’existence « devait être gommée et la voix bâillonnée »; ceux et celles construits comme «Autre» que ce soit en Occident ou de l’autre côté de l’Atlantique. Yanick l’a elle-même vécu.
Arrivée au Collège de France à 18 ans, elle avait en tête les vérités que lui avait inculquées l’école haïtienne : «la révolution haïtienne est la fille de la Révolution française» et «le romantisme haïtien, une réplique brunie sous le soleil du romantisme français». Pourtant ce monde qu’elle découvre en France vit dans l’ignorance totale des questions haïtiennes (histoire, littérature). Ce qui signifie son inexistence en tant qu’Haïtienne dans ce lieu. « Je n’étais ni la fille ni la copie. Je n’existais pas », avoue Yanick Lahens. Cette expérience lui a permis de comprendre sa position, à partir des œuvres de Michelet, « du côté des corps qu’on brûlait et non du côté de la main qui mettait le feu au bûcher». Du coup l’auteure de « Douces déroutes » assume son altérité comme sujet féminin, comme Haïtienne. Elle part en guerre. Elle se fait porteuse d’une parole venant de l’autre côté de l’Atlantique, des champs de cannes de la colonie de Saint-Domingue, des camps de marrons (les doco).
La littérature comme prétexte
Dans un va-et-vient entre les sciences humaines et sociales haïtiennes et la littérature, Yanick interroge : la réception de la révolution haïtienne en Occident ; les limites des révolutions américaines et françaises vis-à-vis de celle d’Haïti ; la construction de l’Haïtien comme l’Autre ; l’occultation des lettres haïtiennes ; l’eurocentrisme de la francophonie ; la décolonisation du savoir.
En questionnant l’absence des classiques haïtiens tels Roumain, Alexis, Saint-Aude, Depestre, Firmin, Price, Fouchard, etc. dans les programmes académiques français, Yanick a pointé du doigt le silence régnant autour de l’histoire d’Haïti en Occident. Disons mieux, l’occultation de l’épopée de 1804; cette révolution qui a mis mal à l’aise l’idéal politique des Lumières « en poussant plus loin la question de l’égalité, en ouvrant une autre intelligibilité du monde ». 1804 s’en est pris également au fondement de la révolution américaine de 1776 qui prônait les libertés individuelles en entretenant l’esclavage des Afro-Américains 90 ans après l’indépendance. D’où une certaine hostilité en Occident vis-à-vis d’Haïti en occultant son histoire et ses productions littéraires et scientifiques. D’ailleurs, un certain discours construit par des chroniqueurs comme Moreau de St Méry « avait déjà figé Haïti dès son origine dans la figure de la non-humanité », note Yanick Lahens. Ce qui constituait déjà une avancée importante dans le processus de construction de l’Haïtien comme altérité. Le barbare moderne a été fabriqué à partir d’Haïti, dirait le sociologue Laennec Hurbon.
Le refus de reconnaitre à Haïti son humanité permettrait aux puissances esclavagistes de l’époque de protéger leurs colonies face à la contagion de la révolution haïtienne. Il serait aussi à l’origine de l’ignorance de l’histoire nationale, de notre littérature du XIXe siècle en Occident. Ce qui entrave toute tentative de production d’un discours de vérité sur Haïti. La francophonie se heurte aussi à ce grand obstacle. D’où la nécessité de la faire sortir de son emprise coloniale, « la dépouiller de son eurocentrisme ». Disons mieux, « la décoloniser : un mot qui fait peur, dérange ou met mal à l’aise » ironise l’écrivaine haïtienne.
Décoloniser le savoir
Sous l’amandier de chez l’historien Michel Hector en Haïti, Yanick Lahens et ses collègues Jean Casimir et Laennec Hurbon, décrivent le monde loin des centres de recherche sophistiqués. Ils élaborent des outils permettant de l’appréhender autrement. Une pensée émerge à partir de la Périphérie. Cette nouvelle forme de narration peut-être une invitation faite au Centre (en particulier la France) de sortir de sa zone de confort. C’est-à-dire penser le monde en rupture avec la colonialité, « se définir hors du piège de racialisation ». Surtout dans ce contexte de mondialisation où « le phénomène migratoire s’accentue et les imaginaires se sont complexifiés ». Une période qui est aussi marquée par l’affirmation « d’autres épistémologies que celle des Lumières donnée jusque-là pour unique ». La France (pays dit des droits de l’homme) est contrainte d’interroger l’un des éléments constituant l’armature de sa société : l’idéal des Lumières.
Cette leçon inaugurale de Yanick Lahens marquera-t-elle un tournant décisif dans l’histoire des idées politiques et philosophiques dans l’Hexagone ? Quoiqu’il en soit, l’intervention de l’écrivaine haïtienne ouvre une large fenêtre sur les sciences humaines et sociales haïtiennes.
Feguenson Hermogène
Pour regarder l’intégralité du discours :
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