Haïti connait régulièrement des moments de crise politique et économique. Ces périodes d’instabilité aboutissent à des mouvements sociaux, souvent violents. Certains acteurs de la vie nationale, loin de sortir les victimes de ces crises, en profitent et même, les alimentent
Le vendredi 27 septembre 2019, une foule immense longe la route de Delmas, en direction de Pétion-Ville. C’est une énième manifestation contre la présidence de Jovenel Moise, à qui la population demande de démissionner.
Tout au long de la route, la plupart des entreprises ont fermé leurs portes, anticipant les casses et les pillages. Malgré cette précaution, plusieurs ne sont pas épargnées. Beaucoup de manifestants profitent du cortège pour mettre à sac certains business. D’autres sont incendiés. Le coup est dur pour des dizaines d’entrepreneurs qui ne savent pas comment ils pourront se relancer.
L’exemple du vendredi 27 septembre n’est pas unique en Haïti. Le pays en entier connait souvent des troubles accompagnés de « dechoukay », ou de pillages.
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Du 6 au 8 juillet 2018, la situation n’était pas différente. Les conditions sociales et économiques précaires de la majorité des Haïtiens, les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres, sont des catalyseurs d’émeutes.
Ces crises viennent de loin
Fritz Jean, ancien gouverneur de la banque centrale du pays, croit que la crise que nous connaissons est dangereuse. « Les crises sont l’aboutissement d’un processus de précarité et d’exclusion, dit-il. Elles existent parce que les élites n’apportent pas des réponses adéquates aux problèmes. Et quand elles sont à répétition, elles peuvent aller jusqu’à l’effondrement, l’effacement de notre société. »
L’analyse de Gracien Jean, politologue, n’est pas très différente. Il croit que le pays est arrivé à la fin d’un cycle. C’est une crise de société, une crise révolutionnaire.
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D’après le politologue, il faut remonter aux racines de la nation haïtienne pour comprendre pourquoi le pays est si instable. « La société haïtienne a toujours été polarisée, explique-t-il. Depuis la période coloniale, avec les esclaves des champs et les esclaves domestiques, les gènes de la division étaient présents. Puis il y a eu l’aristocratie foncière et militaire, formée par les anciens généraux, tandis que le commerce du bord de mer était confié aux mulâtres. Mais le peuple, lui, a toujours été laissé à son compte. L’esclavage était fini, mais il continuait à être exploité par ces deux groupes. »
La société a évolué, mais ces rapports de force n’ont pas changé. Aujourd’hui encore les mêmes acteurs sont en présence. La crise actuelle est l’expression finale du dégoût des masses qui n’ont jamais bénéficié d’un quelconque avantage du système.
Les mêmes acteurs, les mêmes intérêts
Pendant ces moments de perturbation, quand les masses populaires expriment leur colère, les acteurs qui ont construit ce système d’exclusion s’adaptent. Pour certains d’entre eux, c’est l’occasion idéale de se mettre au-devant de la scène. Des voix oubliées envahissent subitement l’espace des médias.
La crise est une aubaine pour les entrepreneurs politiciens, croit Fritz Jean.
Pour d’autres, c’est l’occasion de s’enrichir. Ainsi, pendant la crise politique actuelle, les députés sont parvenus à voter Fritz William Michel comme Premier ministre. Les sénateurs ont tout fait pour tenir une séance de ratification, sans succès. Mais le sénateur Sorel Jacinthe a révélé que plusieurs de ses collègues avaient reçu de l’argent pour faciliter ce vote.
« La crise est une aubaine pour les entrepreneurs politiciens, croit Fritz Jean. C’est le moment de tous les marchandages. De grosses sommes sont en jeu. C’est une période intense en négociations politiques. »
La classe des affaires se positionne elle aussi. Certains élèvent la voix contre le président de la République, et s’engagent même activement dans la politique.
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Selon le politologue Gracien Jean, le comportement de ces acteurs n’est pas nouveau. Il doit être compris comme le prolongement de leur position depuis l’Indépendance du pays. Des éléments de la classe moyenne se sont approprié la politique pour accumuler de l’argent ; les mulâtres, plus tard presque complètement remplacés par les Syro-Libanais, se sont accaparés du commerce.
Comme la crise est profonde, elle menace les avantages dont ils bénéficient. « Ils sont conscients qu’un chambardement leur ferait tout perdre, dit Gracien Jean. Alors ils s’infiltrent dans les revendications populaires, pour protéger leurs intérêts. Mais après, une fois que leurs avantages sont préservés, la bataille pour les privilèges recommencera. »
« Bien que la situation soit révolutionnaire, poursuit le politologue, aucun acteur actuel n’a de projet révolutionnaire. Ils n’en ont pas la capacité non plus. Toutes leurs propositions ne sont que des réformes. Les rapports de production restent les mêmes. »
Les assurances et les banques
Gracien Jean assure que l’instabilité est une matière première. En ce sens, elle est utilisée pour générer du capital par certains groupes comme des ONG et des fondations.
Les assurances bénéficient de l’instabilité. – Fritz Jean
Le politologue dénonce aussi le cynisme de quelques entrepreneurs. « L’économie du pays est peu dynamique. Quand il y a des casses, quand certaines entreprises sont incendiées, c’est une opportunité pour eux de se remettre à flot, s’ils étaient assurés, et si leur assurance couvre les pertes en cas de crise. »
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Quant à Fritz Jean, il croit que les assurances bénéficient de l’instabilité. « La plupart des entrepreneurs de la classe moyenne ne sont pas assurés, comme ils n’en ont pas les moyens. Mais, d’autres ont les moyens de s’assurer. Alors, dans le cas de ces crises, les assureurs vont augmenter leurs primes », dit-il.
En pleine crise, les banques subissent elles aussi les conséquences, selon l’économiste : « Le taux de prêts improductifs, appelé taux d’arrérages, augmente. Il est normalement d’environ 2 %, mais la dernière fois que j’ai vérifié, il était à 7 %. Cela signifie que de plus en plus d’entrepreneurs n’arrivent pas à rembourser leurs prêts auprès des banques, dans ces moments-là. »
Si l’économiste croit que les banques perdent de l’argent, le politologue pense le contraire. « Si une entreprise a emprunté de l’argent, et qu’elle a fini de le rembourser, analyse-t-il, c’est une mauvaise affaire pour les banques. Elles ont intérêt à ce que cette entreprise subisse des dommages, pour qu’elle revienne vers elles. »
Instabilité politique et monopoles
L’instabilité politique est aussi un moyen de consolider des monopoles. « Quand un entrepreneur de la classe moyenne tombe, dit Fritz Jean, en général il ne peut plus se relever. Il n’a pas les reins assez solides. Il dépend de gestes de solidarité pour se reconstruire. Les crises tendent donc à éliminer les acteurs fragiles, et fortifier les monopoles. »
Certaines casses sont ciblées, donc provoquées, selon Gracien Jean. « Prenons l’exemple de Delmas, dit-il. La plupart des entreprises qui se trouvent sur la route de Delmas appartiennent à la classe moyenne émergente. Cette classe fait peur aux nantis, parce que si ces entrepreneurs s’unissent entre eux, ils pourront les concurrencer. Ils deviendront des interlocuteurs qui les regardent en face et qui menacent leurs monopoles. D’ailleurs, cette classe moyenne cherche elle aussi à trouver des alliés politiques, comme la classe riche. »
Une ouverture pour les couches vulnérables ?
Le jeudi 3 octobre 2019, l’administration de Jovenel Moïse à travers la mairie de Cité Soleil a distribué des plats chauds et 2 000 sacs de riz aux habitants de la cité. Cette distribution a eu lieu 24 heures avant une nouvelle manifestation prévue pour le vendredi 4 octobre.
Selon Fritz Jean, dans ces moments de crises, les gouvernements sont obligés de procéder à des distributions d’argent et de nourriture.
« Les sociétés dites démocratiques sont coûteuses pour les privilégiés, explique Fritz Jean. La fiscalité est beaucoup plus stricte. Ils ont donc intérêt à avoir un système comme le nôtre qui leur donne des privilèges de toutes sortes. Quand l’équilibre de ce système de privilèges et d’exclusion est menacé, ils n’ont qu’à distribuer de l’argent. »
« Je connais un grossiste qui a confié que jamais de sa vie il n’avait vendu autant de provisions alimentaires que cette semaine, poursuit l’économiste. Toute cette nourriture est à l’intention de cette partie de la population, pour les coopter. C’est une situation idéale pour ces personnes vulnérables. »
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