Depuis l’attaque des bandits à Kenscoff en janvier 2025, les agriculteurs ne peuvent plus se rendre dans leurs champs, selon une dizaine d’entre eux interrogés par AyiboPost
À Kenscoff, les gangs contraignent les agriculteurs à fuir leurs terres, perturbant l’approvisionnement de la capitale en denrées et provoquant une hausse des prix des produits maraîchers sur les marchés.
Mimose, Madan Sara, vend ses légumes frais au marché de Tête de l’Eau, à Pétion-Ville, depuis 2021.
Après l’attaque des gangs en janvier à Kenscoff, cette commerçante voit ses sources d’approvisionnement en cresson, poireau et chou se réduire.
Avant, les Madan Sara — ces grossistes facilitant l’acheminement des produits du producteur au consommateur — se ravitaillaient dans des localités comme Bongars, Cadenette, Belot, Bois Major ou Barrette.
Ces activités tournent au ralenti pour le moment, explique Mimose.
« Seules de petites quantités de poireau, laitue, carotte et chou nous parviennent à l’occasion. Et lorsqu’elles arrivent, les marchands s’en emparent aussitôt », explique-t-elle.
Une bonne partie de la marchandise de Mimose vient de Furcy, mais les récentes avancées des gangs compliquent leur acheminement vers le centre-ville.
Même chose pour la zone de Seguin, attaquée au niveau de la morne Ka Jak début mars. Mimose s’y approvisionnait en persil et poireau.
Souvent, elle achetait jusqu’à 100 000 gourdes de produits agricoles — cresson, chou, carotte, laitue, pois tendre, pomme de terre — qu’elle écoulait le jour même.
Elle revendait aussi jusqu’à 70 sacs de cresson quotidiennement.
« Maintenant, nous arrivons à nous procurer uniquement une vingtaine de sacs, puisque nous ne pouvons plus accéder aux zones habituelles », explique la grossiste Mimose, obligée de revoir ses dépenses à la baisse, faute de clients et en raison de la hausse du coût du transport.
Depuis Bongars jusqu’au marché de Tête de l’Eau, le transport des marchandises à moto est passé de 100 à 250 gourdes, similaire au trajet de Furcy.
Cet état de fait va s’aggraver.
Maintenant, nous arrivons à nous procurer uniquement une vingtaine de sacs, puisque nous ne pouvons plus accéder aux zones habituelles
-Mimose
Depuis l’attaque des bandits à Kenscoff en janvier 2025, les agriculteurs ne peuvent plus se rendre dans leurs champs, selon une dizaine d’entre eux interrogés par AyiboPost.
Lire plus : Kenscoff attaquée: récits poignants de témoins ayant vécu l’horreur
Les activités de semis pour la campagne printanière sont compromises en raison de la présence des gangs dans les localités à fort potentiel agricole telles que Viard, Sourçailles, Bongars, Nouvelle Touraine, Godet ou Belot.
La commune de Kenscoff est considérée comme la principale source de production maraîchère pour Port-au-Prince et ses environs.
Le climat montagnard à 24 km de la capitale fait de cette commune un lieu propice à la culture vivrière et aux légumes tels que betterave, carotte, chou, pomme de terre, laitue et oignon.

Un cultivateur montre une betterave provenant de son champ, sur la route de Séguin. Photo : Jean Feguens Regala pour AyiboPost
Aucune étude récente ne fournit de chiffres sur la production annuelle de Kenscoff, dénommée la ceinture verte de Port-au-Prince. Mais en 1994, le Natural Resources Institute et CARE International, ont estimé que les zones de Kenscoff et de Séguin produisaient ensemble environ 36 000 tonnes de légumes par an.
À Carrefour Bête, sa localité natale, et à Furcy, l’agriculteur Michelet Valcourt cultive cinq carreaux de terre en chou, maïs, pois Congo et poivron.
« Au moment des attaques, nous étions en pleine période d’ensemencement. J’avais labouré la plupart de mes parcelles et acheté des semences », explique ce père de deux enfants.
À Carrefour Bête, il disposait déjà de semences de poireau et de pépinières de poivrons, évaluées à 90 000 gourdes. Ses parcelles situées à Furcy, encore accessibles, sont plantées en haricot pour un montant évalué à 200 000 gourdes.
De son côté, l’agriculteur Lherisse Vernelus, originaire de Carrefour Bête, a fui cette localité à la suite des attaques de janvier qui ont coûté la vie à quinze membres de sa famille.
Le trentenaire cultivait d’habitude un carreau de terre en laitue, poireau, cresson et pomme de terre destinés aux marchés de Ravin Dlo et de Pétion-Ville.
Il a dépensé environ 70 000 gourdes en début d’année pour préparer ses pépinières. De l’argent gaspillé.
« J’ai perdu mes pépinières ainsi que sept sacs de plants de pomme de terre », déclare Vernelus.
D’ordinaire, Vernelus dit investir 200 000 gourdes pour des bénéfices pouvant atteindre 75 000 gourdes.
Un peu plus que le fermier Patrick Jean Jacques. Ce dernier avait investi 122 000 gourdes dans une parcelle plantée en pomme de terre, mais il ne peut plus récolter son jardin.
De son côté, Jean Jacques cultivait son demi-carreau de terre en poireaux, carottes, navets, laitue et épinards dans les localités d’Obléon et de Viard.
« J’ai des poireaux prêts à être vendus au marché, mais j’ai peur de me rendre au jardin », déclare Jean Jacques, indiquant que lors d’une bonne vente, son investissement initial peut lui rapporter quatre fois plus.
C’est toute une industrie qui s’effondre avec l’occupation de la zone par les bandits.
J’ai perdu mes pépinières ainsi que sept sacs de plants de pomme de terre.
-Vernelus.
L’entreprise J.C AGRI-CONSULT AGENCY PLUS, située sur la route de Belot à Kenscoff, existe depuis six ans. Elle travaille avec une centaine d’agriculteurs dans la production végétale et animale.
Son dirigeant, qui demande l’anonymat, s’indigne face aux pertes de ses trois carreaux de terre plantés en pommes de terre, bananes, choux et poireaux.
« Nous avions également une boutique agricole sur les lieux, contenant des semences et un ensemble d’intrants agricoles, qui ont été totalement pillés », déplore-t-il.
Des familles comptent sur ces productions pour survivre.

Des enfants transportant des produits agricoles, tels que des poireaux, en équilibre sur leur tête. Photo : Jean Feguens Regala pour AyiboPost
Genèse Dorismé, par exemple, produit et commercialise des produits maraîchers depuis trente ans dans la localité de Godet.
Les attaques des gangs en janvier ont paralysé les activités de cette mère de trois enfants.
« J’ai pratiquement perdu une production entière de poireau, prête à être récoltée », relate cette dame de 58 ans, contrainte de se réfugier chez un proche à Thomassin.
Certains paysans récoltent des denrées pour leur subsistance depuis le début de la campagne de printemps, qui s’étend de mars à août.
Cependant, les bandits ont envahi la zone, tuant plus d’une centaine de personnes et incendiant plus de 870 maisons, selon les données de la protection civile. Ils ont également emporté les biens des paysans.
« Les bandits ont volé beaucoup de têtes de bétail (bœufs, cabris, porcs, etc.), ainsi que la récolte des paysans pour la revendre dans la commune de Carrefour », révèle Emmanuel Pierre, administrateur de la mairie de Kenscoff.
Les malfrats ont aussi pillé plusieurs plantations de pommes de terre, poireaux et carottes, révèlent des agriculteurs interviewés par AyiboPost.
Selon le responsable municipal, les criminels auraient aménagé une route reliant le quartier de Clémenceau, situé dans la localité de Procy, à Carrefour, une commune voisine sous contrôle des gangs de « Ti Bwa » et de « Gran Ravin », afin d’écouler les produits volés.
Les paysans arrivant à récolter leur plantation dans certaines zones ne trouvent pas de marché pour écouler leurs produits.
« Bien que les récoltes soient prêtes, elles n’ont aucune importance, car il n’y a pas de marché à Kenscoff », déplore l’agriculteur kenscovite Patrick Jean Jacques.
Dans d’autres cas, l’insécurité et le coût du trajet font grimper le prix des légumes à l’achat chez les agriculteurs.
Un sac de cresson variait entre 1 250 et 2 000 gourdes. Maintenant, il faut entre 2 500 et 4 000 gourdes pour l’acheter.
« Nous sommes obligés de le revendre jusqu’à 4 500 gourdes. Et en cas de mauvaise vente, à 1 500 gourdes [pour ne pas perdre le produit perissable] », confie la commerçante kenscovite, Mimose.
Une douzaine de têtes de chou s’écoulent entre 600 et 3 500 gourdes, tandis qu’un sac de pommes de terre se vend entre 2 500 et 3 000 gourdes.
Au marché, une tête de chou de 50 gourdes peut désormais coûter jusqu’à 500 gourdes, explique Mimose.

Une femme transportant un sac de produits agricoles depuis Kenscoff jusqu’au marché. Photo : Jean Feguens Regala pour AyiboPost
En dépit de l’insécurité et du coût des produits, certains détaillants continuent de s’approvisionner à Kenscoff, au prix de nombreux sacrifices.
C’est le cas de Monique, une marchande de légumes installée à Turgeau, qui refuse d’abandonner son commerce.
« Pour avoir une petite chance de trouver de la marchandise, je suis obligée de partir très tôt, avant même le lever du jour », confie cette dame, indiquant que le trajet devient plus risqué au fil des jours.
Les bandits multiplient les assauts contre Kenscoff depuis les attaques de janvier des gangs de « Krisla » opérant à « Ti Bwa » pour contrôler la route de cette zone.
Le 20 avril, les bandits ont attaqué une patrouille de soldats des Forces armées d’Haïti (FADH), tuant trois soldats.
Deux jours plus tôt, une attaque est survenue après une avancée majeure des gangs au Carrefour Maroka « à cinq minutes du centre-ville de Kenscoff », précise l’administrateur municipal, Emmanuel Pierre.
Toutefois, la résistance demeure faible et insuffisante malgré les opérations policières, depuis le 19 avril.
Pour avoir une petite chance de trouver de la marchandise, je suis obligée de partir très tôt, avant même le lever du jour.
-Monique
Sur le plan humanitaire, « plus de 15 000 personnes sont actuellement déplacées, un chiffre qui tend à augmenter », selon Patrick St Hilaire, coordinateur de la protection civile de Kenscoff.
Ces personnes proviennent des localités de Belot, Bongars, Obléon, Viard, Godet, Sourçailles et sont réparties entre plusieurs sites d’hébergement, notamment l’École nationale de Furcy, l’École Jean Paul II, l’École l’Arche de l’Alliance, ainsi que la mairie de Kenscoff.
Par : Jérôme Wendy Norestyl& Lucnise Duquereste
Couverture | Un homme assurant le transport des récoltes depuis les champs de Kenscoff à dos d’âne. Photo : Jean Feguens Regala pour AyiboPost
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