À 72 ans, Jacqueline Ridoré promène encore son seau de thé dans les rues de Port-au-Prince. Entre les défis de l’âge et les responsabilités familiales, elle maintient une vie digne
En haut de l’impasse Garnier, il faut longer un corridor pour descendre par un escalier à droite. Quelques mètres avant la ravine, derrière un rideau à gauche, la porte de couleur marron abrite Jacqueline Ridoré et quatre autres membres de sa famille.
Dans la première pièce, il y a un vieux réfrigérateur supporté par une caisse en plastique. Au-dessus du frigo, une télévision. Dans un coin, une étagère en plastique contient de la vaisselle, deux gallons jaunes, un panier de vêtements. Un petit ventilateur rafistolé ventile la petite pièce et en face de la porte d’entrée, un couloir exigu sert de cuisine. Dans, l’autre pièce, sont flanqués deux lits en parallèle séparés par un espace pour circuler. Un autre couloir exigu sert de douche et de toilettes.
Chaque matin, la femme de 72 ans quitte sa demeure à six heures du matin. Pour colporter du thé amer. Sa voix résonne dans les rues vers les passants qui partent au travail et vers ceux derrière les murailles. « Demandez du thé pour la bile, pour les gaz intestinaux, le ballonnement », martèle-t-elle.
OP-ED: Pourquoi suis-je obsédé par cette photo de Jacqueline Ridoré ?
Ses bras trop frêles ne peuvent supporter pendant longtemps le poids de la casserole de thé montée sur un réchaud et le seau blanc qui contient les verres en plastique et un galon de thé rempli à moitié. Par moments, Jacqueline se baisse dans un coin de rue pour allumer du feu sous la casserole. « Je dois absolument sortir chaque jour pour pouvoir aider ma petite sœur Marlène qui est comme handicapée. Elle ne peut pas travailler », explique-t-elle.
Il y a dix ans, une crise cardiaque a foudroyé sa sœur, Marlène Ridoré, qui a aujourd’hui 60 ans. Elle porte aujourd’hui les séquelles avec un bras paralysé et elle éprouve beaucoup de difficulté à marcher. Elle n’a pas suivi de thérapie faute de moyens. Marlène n’a pas vu son mari, Gabriel Désir, depuis un an. L’homme de 67 ans est un ancien membre des forces armées démobilisé en 1994 qui avait trouvé une place au sein de la police en 1995. Il est écroué au pénitencier national depuis mai 2019. Sa casquette de policier flanqué sur le mur évoque malgré tout sa présence dans la maison.
Les deux fils de Marlène, Fanfan et Milot, 38 ans et sa petite fille Stacy, 8 ans, vivent avec Jacqueline Ridoré dans la maison de deux pièces. « La nuit, on arrange un lit sur le sol où je me couche à côté de Milot », affirme Jacqueline.
Travailleuse depuis l’enfance
À l’âge dix ans, Jacqueline Ridoré a été placée comme rèstavèk chez une bourgeoise de Turgeau, originaire de Jacmel. L’expérience n’a pas duré longtemps. De retour à Port-au-Prince une fois adulte, elle alterne les boulots de servante maison et de vendeuse dans les rues. « J’avais commencé mon commerce avec seulement deux gourdes. J’achetais du pain chez un boulanger de la Grand ’Rue que je colportais sous les galeries. J’allais de la Régie du Tabac vers le marché de la Croix-des-Bossales », raconte-t-elle.
Avec le temps, elle s’établit à la rue Saint Martin. Là, tout le monde la connait sous le sobriquet « Manman Nou ». Elle vendait du café du matin jusqu’à midi et ensuite, du thé de gingembre dans l’après-midi. « C’était un carrefour très dangereux là où je vendais à Saint Martin. Je pouvais recevoir une balle perdue à n’importe quel moment », se souvient-elle.
Depuis 1989, la famille s’est installée à Village de Dieu au Bicentenaire. C’est là que la sœur de Jacqueline, Marlène, avait sa maison que toute la famille habitait. Depuis que les gangs font la terreur là-bas, ils ont dû fuir en 2018 comme des dizaines d’autres familles. « La maison est squattée par les bandits. Ils ont réaménagé les chambres, ils ont volé tous nos meubles et nos ustensiles », déplore Jacqueline.
Il faut louer des espaces avec de l’argent que la famille peine à collecter. La seule fille de Jacqueline Ridoré, Michèle, 49 ans, vit à Bon Repos avec son fils de 19 ans qui a un bébé de moins de deux ans. Michèle arpente les bus de transport en commun pour vendre des produits pharmaceutiques. Ici, on les appelle des « agents de marketing ». Sa mère l’a longuement supporté avec son anémie falciforme.
Fanfan essaye de joindre les deux bouts en s’associant avec un ami pour vendre du parfum. Par moments, il aide sa cousine Michèle à écouler ses produits. À cause de l’épidémie de Covid-19, Milot se trouve bloqué en Haïti. Il réside à New York depuis 2005. C’est grâce à ses transferts d’argent qu’il supportait la famille comme il le pouvait.
Lorsque la casserole de thé rapporte 200 gourdes, il s’agit d’une belle somme d’argent selon Jacqueline. Il arrive parfois qu’elle compte 350 gourdes. « C’est une main invisible qui place cet argent. Je ne vois pas comment je pourrais vendre pour une somme pareille », déclare-t-elle candide.
Avec l’argent collecté, elle achète de quoi nourrir la maison. Elle conserve une partie pour subvenir aux besoins de ses sœurs qui vivent encore sous le toit familial à la Valée de Jacmel, avec leurs enfants. En tant qu’ainée de la famille, elle croit qu’elle doit répondre lorsqu’une situation se présente.
Épuisée de parcourir les rues de Port-au-Prince
À 72 ans, Jacqueline Ridoré ne se sent plus capable de continuer ce travail. « Je vends du thé parce qu’il s’écoule vite. Mais, je ne me sens plus capable de travailler. »
Autrefois, après la vente de thé, elle rentrait chez elle pour sortir à nouveau vendre des sachets en plastique et des feuilles de thé. Aujourd’hui, elle n’a plus de force. Ceci n’empêche qu’elle revient pour nettoyer la maison, faire la lessive et cuisiner. « Elle a toujours été comme un père à côté de ma mère. Avec elle, nous savons qu’on n’allait jamais avoir faim dans la maison, témoigne Milot. C’est un modèle de courage et de persévérance. »
Elle a grandi dans une fratrie de huit enfants. En tant qu’ainée, elle a toujours assumé qu’elle doit être toujours là en cas de besoin. Jusqu’à 72 ans, elle est la première à être appelée par ses frères et sœurs en cas de maladie et/ou d’autres nécessités.
Ralph Thomassaint Joseph
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