2024 a sans doute été une annus horribilis, comme ce fut le cas ces trois dernières années. Sur l’échelle de l’horrible, 2024 remporte le trophée d’une étape… mais la course n’est pas terminée. Comme chaque fin d’année et au début d’une nouvelle année, la question revient, peut-on espérer mieux ?
En janvier 2023, j’écrivais dans les colonnes de AyiboPost « 2022, annus horribilis pour Haïti ». Je disais, « Au beau milieu de ces blocages, de ces exactions criminelles, de ces rapts, de la résurgence de maladies épidémiques, des détritus qui amoncellent les rues, de l’essoufflement de la police nationale, l’on peut vite tomber dans une torpeur. Et désespérer. Pourtant, il faut vivre. ».
Ce n’est pas en mal d’inspiration que je reprends la même expression latine pour 2024. Tout s’est empiré. Cette fois-ci, le point d’interrogation change tout.
Pour les optimistes qui ont assisté à un ébranlement de leur foi dans ce pays, les fins d’année s’apparentent à une ère de changement. Sans aucune naïveté. Effet psychologique, peut-être. Passer d’une année à une autre donne l’impression que le mal est derrière nous. Pourtant, si on change d’année, on ne change pas de pays ni de circonstances. L’on s’en rendra compte lorsque les affres de la violence nous tombent par à-coups ou sans répit, parce que leurs racines n’ont jamais été exterminées.
À chaque fin et début d’année, notre temps civilisé nous invite à formuler des vœux, à souhaiter le meilleur. Ailleurs, ce sont des traditions qui perdurent : l’on échange des vœux et des cadeaux, des fous rires entre amis, les réunions des classes d’écoles, l’on profite des réveillons. Chez nous, on espère éviter le pire, on parle du passé avec amertume, affliction et chagrin. L’année dernière à la même occasion, nous l’avons fait. L’année d’avant aussi.
Cela dit, faut-il espérer que 2024 est notre dernière annus horribilis ? Les signaux envoient un message contraire. Ceux de la gouvernance au premier plan. La gouvernance de ce pays nous fatigue et nous enfonce. En moins d’un an, nous avons eu trois Premiers ministres et un conseil de transition inefficace, empêtré dans des scandales. Ils se donnent des règles et ne les respectent pas. Ils avancent comme s’ils avaient des œillères. Ils doivent donner le ton, mais leur performance est en train de saper le peu de confiance que les Haïtiens avaient dans une transition.
Passer d’une année à une autre donne l’impression que le mal est derrière nous. Pourtant, si on change d’année, on ne change pas de pays ni de circonstances. L’on s’en rendra compte lorsque les affres de la violence nous tombent par à-coups ou sans répit, parce que leurs racines n’ont jamais été exterminées.
Effet de domino de signaux rouges
Dans une enquête réalisée par Policité en janvier 2024, 89% des participants (sur environ 2800) ont indiqué la sécurité comme leur priorité. Rien de surprenant. C’était le cas en 2022 lorsque Policité avait consulté des organisations de la société civile. Mais, en plus de la sécurité, les citoyens ont indiqué comme priorités l’emploi (72,49%), l’accès à des services de santé (70,38%), l’accès à la nourriture (60,46%), l’accès à une éducation de qualité (59%). Les évènements qui se sont déroulés en 2024 ont montré l’effet de domino de la mauvaise gouvernance, et ont rendu encore plus incertain l’espoir des compatriotes pour un changement.
Alors qu’ en 2023, près de 5,000 de nos concitoyens ont été assassinés, en 2024 nous avons atteint la barre des 5,000 depuis la fin du mois de novembre, avec plus de 700 000 personnes déplacées par les violences à travers le pays, la moitié étant des enfants. L’année d’avant, en 2022, le nombre de personnes tuées était estimé à 1,400. Le signal de la sécurité suit le cours de la mauvaise gouvernance.
Les évènements qui se sont déroulés en 2024 ont montré l’effet de domino de la mauvaise gouvernance, et ont rendu encore plus incertain l’espoir des compatriotes pour un changement.
Donc, en trois ans, environ 12,000 Haïtiens ont péri sous des balles assassines ou fauchés dans des circonstances improbables. Douze mille ! Pour mettre ce chiffre en perspective, imaginez que vous débarquez dans une petite ville comme Milot dont la population urbaine était estimée à 8 915 âmes par l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique en 2015 et que toutes les maisons ont été vidées, que les rues étaient désertes, que la vie s’est suspendue, que pour toute vie, il n’y avait que des plantes rampantes sur les murs lézardés et des insectes qui se multiplient. Avec l’ombre de la Citadelle Henry en surplomb. Imaginez que ce fut le sort de vos parents, de vos amis, de vos amoureux.
La différence entre 2022 et 2024, est que nous avons une mission multinationale de police dirigée par le Kenya sur le terrain. Elle non plus n’accouche pas encore les résultats espérés, vu les activités des gangs, notamment lorsqu’on apprend l’assassinat de près de 200 personnes à Wharf Jérémie à Cité Soleil au début du mois de décembre 2024.
Même s’il y a eu de timides avancées : récupération des commissariats de l’Estère, de Petite-Rivière de l’Artibonite et du bâtiment de l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPNH) situé au Bas-Delmas, la zone métropolitaine de Port-au-Prince est toujours assiégée et le commerce ainsi que l’approvisionnement de tout le pays demeurent asphyxiés.
En sous-effectif, rien de surprenant. Mais, la situation serait-elle différente si l’effectif de la mission était présent au complet sur le terrain ? Les résultats de la dernière Mission des Nations Unies nous permettent d’en douter.
La différence entre 2022 et 2024, est que nous avons une mission multinationale de police dirigée par le Kenya sur le terrain. Elle non plus n’accouche pas encore les résultats espérés
Selon la Banque mondiale, notre économie a connu une croissance négative ces quatre dernières années : -1,8 % en 2021 ; -1,7 % en 2022 ; -1,9 % en 2023 et – 4,2 % en 2024. En plus de la violence qui nous fauche, notre économie a également régressé, rendant les produits de première nécessité inaccessibles pour des millions d’entre nous.
La violence en est la principale cause. S’ajoutent la réduction des investissements, une diminution des exportations, des catastrophes naturelles, et l’instabilité politique. Comme un effet de domino. Si le premier signal n’est ni vert ni jaune, comme pour les règles de la circulation, les autres vireront au rouge tout bonnement.
Avec ces signaux rouges qui n’ont pas commencé à clignoter en 2024, cela dit, d’autres épiphénomènes s’accentuent. Plus de citoyens, formés ou non, quittent le pays légalement ou illégalement. De janvier 2023 à mai 2024, près de 184,600 Haïtiens ont été approuvés pour rentrer aux Etats-Unis à travers le Humanitarian Parole Program de l’administration américaine.
Parallèlement, moins de citoyens voulaient se former par crainte de se faire avaler par les gouffres de la violence. En témoigne le nombre d’inscrits à l’Université d’État d’Haïti : en 2022-2023, les 21 entités de l’institution avaient enregistré 29 209 inscrits ; pour 2023-2024, le nombre est passé à 14 486, une chute de plus de 50 %. La deuxième université du pays, l’Université Quisqueya, a connu le même sort jusqu’à menacer de fermer ses portes.
La gouvernance : point de départ pour revenir au vert
La liste des mauvais signaux est longue : l’inflation, l’accès aux soins de santé, la sécurisation de l’emploi, l’accès à la nourriture, à l’éducation de qualité…tout ce que les Haïtiens ont indiqué comme leurs priorités dans l’enquête de Policité sont au rouge dans le pays.
Or, sans une bonne gouvernance, l’on ne pourra pas redresser la barque. En plus d’être réformé, le Conseil de gouvernance du pays a besoin de petites victoires pour biffer ses errements. Sinon, comment les citoyens vont-ils se fier au jugement, à l’impartialité, au désir de ces autorités inconstitutionnelles de changer ce pays ? Vont-ils répondre lorsque le Conseil convoquera le peuple en ses comices ?
2024 a sans doute été une annus horribilis, comme ce fut le cas ces trois dernières années. Sur l’échelle de l’horrible, 2024 remporte le trophée d’une étape… mais la course n’est pas terminée.
Comme chaque fin d’année et au début d’une nouvelle année, la question revient, peut-on espérer mieux ?
Si les signaux ne changent pas, malheureusement, nous ne verrons pas mieux. Si la gouvernance ne se recadre pas, malheureusement, l’effet de domino va continuer. Si nos frontières ne sont pas sécurisées davantage, si la justice ne sévit pas contre les importateurs et contrebandiers d’armes et les traîtres de tout acabit, si notre diplomatie ne s’active pas, si nous n’épurons pas ce Conseil de transition, malheureusement, notre course d’annus horribilis ne s’arrêtera point. Car, comme je le rappelais en 2023, « nous le savons tous : les mêmes causes produisent les mêmes effets. »
Anténor Firmin écrivait que « le progrès ne s’effectue, ne se réalise, ne devient tangible que lorsque les couches sociales inférieures, qui forment toujours la majorité, tendent à monter, en intelligence, en puissance, en dignité et en bien-être. Là où la politique, dite éclairée, ne consisterait qu’à perpétuer l’infériorité de ces couches, formant l’assise même de la nation, en exploitant leur ignorance, il n’y a point de progrès possible». Les forces politiques doivent prendre conscience de leur devoir historique envers la nation pour mener la barque de ce pays vers la sécurité, le progrès et le bien-être de tous. C’est une grande responsabilité. Ce n’est pas une occasion pour racler les fonds de tiroir sans aucun résultat.
Nous sommes, en 2024, près de 12,4 millions d’habitants sur le terroir, selon l’Institut haïtien de statistiques et d’informatique. Il y a encore espoir de renverser la descente aux enfers. La somme de notre force et notre savoir, du terroir et de la diaspora, sont supérieurs aux forces de destruction.
Au risque de me répéter comme en 2023, pour 2025 et après, agissons pour le bien de la patrie même dans l’ombre et osons espérer ! Continuez à faire pression et à faire entendre vos voix, vos desiderata ! Yon jou l ap jou.
Par Yvens Rumbold
Image de couverture : Des familles déplacées sont accueillies dans une école du centre de Port-au-Prince, Haïti. | © OIM/Antoine Lemonnier
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