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Perspectives | Préalables à la création d’un parquet national financier en Haïti

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L’article 39 de l’accord politique du 3 avril 2024 pour une transition pacifique et ordonnée prévoit la création d’un Parquet Financier National spécialisé

À travers la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, le gouvernement français a décidé de mettre en place un Parquet national financier.

Cette institution spécialisée, créée à la suite du scandale politico-financier impliquant Jérôme Cahuzac, ministre délégué au Budget dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault, dispose d’une compétence nationale et s’occupe des infractions liées aux finances publiques, à la probité, au bon fonctionnement des marchés financiers et au jeu libre de la concurrence.

Secouée par divers scandales financiers jusqu’ici non sanctionnés, tels que ceux de la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haïti (CIRH), de l’affaire des kits scolaires ou encore de Petrocaribe, pour n’en citer que quelques-uns, Haïti souhaite suivre l’exemple de son ancienne métropole.

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En effet, l’article 39 de l’accord politique du 3 avril 2024 pour une transition pacifique et ordonnée prévoit la création d’un Parquet Financier National spécialisé, chargé de la grande délinquance économique et financière, et traitant des atteintes aux finances publiques, à la probité et au bon fonctionnement des marchés financiers.

Ainsi, cette institution va certainement reprendre les missions attribuées au Parquet national financier français par la loi qui l’a instituée.

Dans ce contexte, la création d’un Parquet national financier en Haïti apparaît comme une réponse nécessaire aux défis posés par les fraudes, les détournements de fonds et l’inefficacité du système judiciaire.

Les chiffres disponibles sont préoccupants : sur 87 rapports d’enquêtes soumis à la justice par l’Unité de Lutte contre la Corruption (ULCC), un seul jugement de condamnation a été rendu, et seulement quatre ordonnances de clôture ont été émises.

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La création de ce Parquet national financier n’est pas simplement une exigence administrative, mais un impératif pour renforcer l’État de droit, protéger les ressources publiques et redonner confiance aux investisseurs.

Cette initiative pourrait jouer un rôle clé dans la trajectoire de développement du pays, en ouvrant des perspectives d’avenir plus prometteuses pour tous les Haïtiens.

Cependant, ce projet ambitieux nécessite des préalables essentiels pour assurer son efficacité et sa pérennité. Il est indispensable de mettre en place un cadre juridique solide, de former des magistrats spécialisés et d’établir des mécanismes de coopération interinstitutionnelle.

De plus, l’implication de la société civile et des partenaires internationaux sera déterminante pour garantir une gouvernance éclairée et responsable.

Cet article s’efforcera d’analyser ces préalables indispensables à la mise en œuvre d’un Parquet national financier, en mettant en lumière les enjeux et les perspectives qu’il représente pour l’avenir de la justice en Haïti.

La création de ce Parquet national financier n’est pas simplement une exigence administrative, mais un impératif pour renforcer l’État de droit, protéger les ressources publiques et redonner confiance aux investisseurs.

Pour garantir le bon fonctionnement d’un Parquet national financier en Haïti, plusieurs conditions essentielles doivent être remplies. La non-réalisation de ces conditions aboutira à sa défaillance, comme c’est le cas pour nombre d’institutions haïtiennes.

1. Autonomie du Parquet national financier

La première condition concerne l’autonomie de l’entité. L’autonomie de la justice dans sa gestion constitue un aspect fondamental de l’indépendance du pouvoir judiciaire, principe essentiel sur lequel se fonde l’État de droit.

« Comme les enquêtes sur la corruption dans plusieurs pays l’ont démontré, étant donné qu’il s’agit souvent d’enquêter sur des délits commis par des centres de pouvoir économique, financier, politique, il est tout à fait nécessaire que le ministère public puisse mener ses enquêtes en toute indépendance du gouvernement. Peu importe la garantie d’indépendance des juges s’il y a la possibilité que le pouvoir exécutif, en exerçant le contrôle sur le ministère public, en empêche dans la pratique les enquêtes », écrit Giacomo Oberto dans L’autonomie de la justice dans sa gestion.

Cette autonomie est fondamentale pour garantir l’impartialité du parquet national financier. Elle doit être assurée à travers des mécanismes protégeant les magistrats contre toute forme d’influence politique ou économique.

Cela concerne également le processus de sélection et de nomination des magistrats, qui doit être transparent et fondé sur le mérite, ainsi que la création de conditions de travail adéquates, avec des ressources suffisantes pour que les magistrats puissent accomplir leurs tâches sans entrave. Il est nécessaire d’établir un cadre légal garantissant aux magistrats du parquet national financier l’indépendance statutaire et l’inamovibilité, tout en définissant clairement leurs compétences et les procédures pour les enquêtes et les poursuites.

2. Réduction des privilèges et immunités des hauts fonctionnaires et des parlementaires

La deuxième condition est liée aux privilèges et immunités accordés à certaines personnalités.

L’immunité octroyée aux parlementaires et les privilèges de juridiction conférés au président de la République et aux hauts fonctionnaires par la constitution de 1987 amendée pour les infractions commises dans l’exercice de leurs fonctions constituent une garantie d’impunité.

De même, la loi pénale haïtienne impose aux autorités judiciaires d’obtenir l’autorisation préalable du chef de l’État pour poursuivre un haut fonctionnaire.

Il est donc crucial de modifier les dispositions légales et constitutionnelles qui accordent des privilèges excessifs aux hauts fonctionnaires et élus, afin qu’ils soient soumis aux mêmes règles que les citoyens ordinaires, en conformité avec l’article 30-2 de la Convention des Nations Unies contre la corruption, qui recommande un équilibre approprié entre immunités et responsabilités.

Ainsi, les hauts responsables et parlementaires relèveront des tribunaux ordinaires pour les infractions économiques et financières, garantissant ainsi un fonctionnement efficace du Parquet national financier.

3. Capacités institutionnelles

La troisième condition touche aux capacités institutionnelles.

Le succès du Parquet national financier repose sur ses compétences institutionnelles. « Les enquêtes financières sont complexes et nécessitent des compétences spécialisées dans la compréhension des flux financiers, des structures d’entreprises, des systèmes bancaires et des mécanismes de blanchiment d’argent, ainsi que dans l’utilisation de logiciels analytiques ».

Les membres de ce Parquet devront être des magistrats spécialisés en droit économique et financier, ayant suivi une formation approfondie en investigations financières ou en lutte contre la criminalité financière organisée, et disposant de compétences techniques adaptées aux outils technologiques, tels que des logiciels de gestion des cas, des bases de données et des systèmes de suivi pour améliorer l’efficacité.

Haïti dispose-t-elle d’un nombre suffisant de magistrats qualifiés dans ce domaine ? Avant de lancer ce projet, ne serait-il pas judicieux que le ministère de la Justice recrute des magistrats sur la base du mérite et leur offre des formations spécialisées à l’étranger ? Nous espérons que les autorités haïtiennes feront preuve de sagesse pour créer une institution solide, dotée de ressources humaines compétentes, et non une entité fragile.

En somme, le Parquet national financier à créer ne devrait pas être une institution de plus. Il doit marquer une rupture avec le cycle d’impunité qui gangrène d’autres entités judiciaires.

Sa légitimité, son efficacité et sa force dépendront de l’indépendance des magistrats, de l’abolition des privilèges injustifiés des parlementaires et hauts fonctionnaires, de ses capacités institutionnelles et de la mise en place d’un cadre juridique robuste. Ces éléments sont indissociables et nécessitent un engagement politique ferme et une volonté de réforme.

► Par Sonel Jean François. Il a un Master 2 en Investigations financières à l’échelle européenne, Université de Strasbourg. Ancien Juge d’instruction affecté à la cellule de traitement des infractions financières au Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince. Avocat au Barreau de Port-au-Prince.

Image de couverture : Le Palais de Justice au Bicentenaire. Décembre 2017. 


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