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Opinion | 7 février 2022 est un affront au 7 février 1986

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Que ce soit le 7 février 2021 ou le 7 février 2022 : le renoncement au pouvoir est une pilule difficile à avaler pour qui détient le monopole de la force

Le 7 février 2021, la Fédération des barreaux d’Haïti, le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire haïtien, des hommes et des femmes de la basoche ont abondé dans le même sens : le mandat de Jovenel Moïse avait pris fin en cette date « à la lumière de l’interprétation restrictive imposée aux parlementaires le 13 janvier 2020 ».

Mais logique arithmétique aidant — à ne pas confondre avec le temps constitutionnel — le défunt président et son entourage réclamaient un départ au 7 février 2022 pour avoir été investi le 7 février 2017. Fatigués, harcelés, traqués, menacés, tous ceux qui se battaient pour un respect du 7 février 2021 ont fini par s’y faire sans vraiment l’accepter. Dans les pays en construction démocratiques, la force prévaut toujours sur le respect des lois. Haïti avait encore une fois justifié cette assertion, aussi paradoxal que cela fut, soutenu par ses amis, grands donneurs de leçon de la démocratie.

Tout le monde savait qu’entre temps, le pouvoir de Jovenel Moïse devenu illégitime ne pouvait organiser des élections et un référendum inconstitutionnel — quand on viole la constitution une fois, on prend plaisir à la violer — avant ce 7 février 2022.

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Toute la vague d’insécurité et d’enlèvements qu’a entraînée l’armement des gangs des quartiers populaires allait rendre impossible toute organisation d’élections et toute participation représentative de la population. Les dernières élections haïtiennes avaient en relatif temps de paix donné Moïse gagnant à moins de 10 % de l’électorat haïtien. Donc, à moins d’un scénario catastrophe en février 2022, Jovenel Moïse allait vraiment partir, se disait-on. Mais la catastrophe arriva sans s’y attendre : un commando étranger l’exécute chez lui le 7 juillet 2021 presque à mi-chemin vers le 7 février 2022. Choc pour la nation. Choc pour les deux camps : pro et anti 7 février 2022. Car tout départ sans justice et mémoire ne facilite pas le cours de la justice.

Jeu de dupes : manipulation de la classe politique

 En toute logique, cette fois non mathématique, le gouvernement remplaçant, qu’il fût celui momentané de Claude Joseph ou actuel d’Ariel Henry devait se retirer le 7 février 2022, car ni l’un ni l’autre n’allait officier à ce qui reste du pouvoir de Jovenel Moïse indéfiniment. Se retirer pour faire place à une transition non décriée à travers un pacte politique de gouvernance. Les retards accumulés par le parti au pouvoir dans l’organisation des élections depuis Michel Martelly jusqu’à Jovenel Moïse ne justifieraient en aucun cas une mainmise du pouvoir politique par des éléments de leur propre camp. Eussent-ils été conscients de leur rôle dans cette débâcle et ouverts à une résolution de la crise, les éléments au pouvoir auraient déjà posé les bases d’une transition non décriée avec les secteurs « convaincu.es que le recours à la vitalité de la sphère sociale est la seule voie pour une sortie durable de la crise ».

Mais tranchés dans leur égotisme, ces mêmes personnages au pouvoir ayant connu la fin de la dictature des Duvalier le 7 février 1986 prétendent s’attacher tellement à la démocratie que — toute considération juridique à part — eux seuls ont le droit de mener le leadership de la transition après le 7 février 2022.

Pourtant, il leur faut embrasser le sens des luttes qui ont donné le 7 février 1986 pour penser l’autre Haïti, celle qui a donné au monde le sens du mot liberté et lui a révélé les couleurs de son âme.

De fait, en réaction à une démonstration d’organisation de structures de la société civile et des partis politiques ayant signé le 30 août 2021 un accord pour une solution haïtienne à la crise, sachant qu’aucune élection ne pourra être organisée avant le 7 février 2022, le Premier ministre nommé par Jovenel Moïse avant son assassinat avait fendu un accord en date du 11 septembre 2021 avec d’autres partis politiques et des groupes de la société civile pour rester au pouvoir.

De ces signataires, l’on retrouve les entrepreneurs politiques qui participaient aux discussions devant donner le 30 août, qui se sont démarqués de ce premier accord parce qu’ils ne pouvaient pas contrôler le groupe, et tournent casaque : garder le pouvoir avec Ariel Henry. Le ton est alors vite donné : nous avons le pouvoir, nous ne saurons participer au jeu de la société civile qui veut influencer ses nouveaux dépositaires. Il ne s’agit plus d’intérêt national ni de respect de la souveraineté nationale, mais d’une ferme volonté d’opposition à renoncer au pouvoir sans égard aux desiderata de la population. Pas un sondage. Pas une consultation publique sinon que les programmes de radio libre antenne non répertoriés ni constitutifs de l’opinion. Or, l’accord du 11 septembre pour être valide — il peut être valable au moment de sa signature — devrait signifier une entente qui dépasse des intérêts de pouvoir, venir de la base, de cette société civile représentative de centaines d’organisations soutenue par les partis politiques.

Ceux qui ont signé l’accord du 11 septembre se sont faits pris dans un piège. En divisant la classe politique — qui n’a jamais constitué un véritable front tellement qu’elle est éparpillée —, le gouvernement la fait nager — sans le savoir ou sciemment — dans la vision du politique du politologue allemand Cari Schmitt « dont les positions théoriques exprimées un peu avant l’établissement du IIIe Reich ont largement profité à Hitler : il faut, écrivait-il, diviser la société en amis et ennemis si l’on veut fonder un ordre politique, tout doit être ordonné autour de cette opposition, mais à partir de là ce qui importe, c’est le pouvoir et sa consolidation par tous les moyens, la démocratie n’étant définitivement plus à l’horizon ».

Le 7 février, comme date symbolique, appelle à « penser le devoir de mémoire de [cette dictature] tout ensemble comme obligation de justice publique envers les citoyens-sujets violés dans leurs droits et leur humanité

Encore une fois, possédant le monopole de la force, l’équipe gouvernementale veut s’imposer comme digne héritier du pouvoir. Que ce soit le 7 février 2021 ou le 7 février 2022 : le renoncement au pouvoir est une pilule difficile à avaler pour qui détient le monopole de la force. Cependant, ce sont les institutions qui en sont le rempart. Par exemple, aux États-Unis, grâce à la maturité des institutions fédérales, Donald Trump n’a pas pu accomplir son dessein malgré qu’il fut tenté de mobiliser l’armée pour saisir des machines électorales afin de trouver des preuves de fraude qui l’aideraient à inverser sa défaite aux élections de 2020.

Au-delà des querelles politiques en Haïti, le parti au pouvoir prend définitivement le pari de désacraliser la mémoire des évènements et des lieux. Cela a commencé par le 18 novembre 2011 quand Michel Martelly avait boudé Vertières. Puis, les affronts se sont enchaînés les 18 mai, les 1er janvier. Cependant, le véritable enjeu de la date du 7 février dépasse les querelles de chapelle.

7 février 1986 : le véritable enjeu

La fin de la dictature des Duvalier le 7 février 1986 devait symboliser une nouvelle ère, amener un nouveau souffle pour le pays, ses militants et sa jeunesse. Les gens y croyaient, ils avaient de l’espoir. Parce que toute dictature est, comme l’écrit Franklin Midy, violence d’État contre la liberté, l’autonomie et la dignité du citoyen sujet de droits, violation de ses droits humains fondamentaux. Les « Duvalier » avaient restreint la liberté d’expression, incarné la corruption, l’injustice et un populisme faux-semblant sous couvert d’un contre-racisme noir, il faut donc marquer leur chute pour ce qu’elle vaut dans la vie de la Nation.

Fatigués, harcelés, traqués, menacés, tous ceux qui se battaient pour un respect du 7 février 2021 ont fini par s’y faire sans vraiment l’accepter.

Le 7 février, comme date symbolique, appelle à « penser le devoir de mémoire de [cette dictature] tout ensemble comme obligation de justice publique envers les citoyens-sujets violés dans leurs droits et leur humanité, et comme engagement solidaire des témoins de pareille violence négatrice de droit à poursuivre la lutte pour la promotion universelle des droits humains.» (Franklin Midy, in Haïti de la dictature à la démocratie ?)

Pourtant, 35 ans, 36 ans, plus tard, incapables de penser et d’instaurer la démocratie, des politicailleurs sont en train d’enfoncer le pays et la mémoire de ceux qui ont lutté pour la démocratie dans un fossé. Aucun souci d’entente, aucun souci de construction d’une nation digne de ceux qui se sont sacrifiés à la fin du XVIII et début XIXe siècle.  Dans son Histoire d’Haïti, La première République noire du Nouveau Monde, Catherine Eve Rupert remarque qu’Haïti est un défi permanent au bon sens, à la justice et l’enjeu d’une infernale partie d’échecs entre la vie et la mort. Elle ne saurait si bien dire. Des millions d’Haïtiens vivent cette partie d’échecs, mais n’en portent certainement pas seuls la responsabilité. Ce sont les accapareurs — mafieux ou inefficients — de l’État qui font que ce pays défie au bon sens. Conséquemment, chaque 7 février nous rappelle qu’il nous faut repenser l’État et poursuivre la construction démocratique et non laisser ce pays à une mafia.

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Ces douze dernières années, tout porte effectivement à croire, tel que l’avait affirmé Jose Gomez, ancien ambassadeur français en Haïti, que « l’État haïtien a été infiltré par des groupes affairistes, des groupes mafieux qui ponctionnent très fortement les finances publiques ; qui détournent massivement l’argent public des Haïtiens ; qui s’opposent aux avancées de la gouvernance démocratique ; qui s’opposent au contrôle démocratique sur l’usage des ressources publiques ». Car sinon, comment comprendre ce refus d’abnégation pour servir une population qui a autant enduré ? Comment accepter les nouveaux riches roulant dans des voitures de luxe, bâtissant ou achetant des villas ? Comment comprendre cet entêtement de ceux qui pensent leur existence que par la politique sans résoudre ni améliorer quoi que ce soit ?

En réfléchissant à la situation du pays, on se dit que certains feront le choix le plus sensé pour l’avenir de nos enfants, pour ce peuple qui espère, trime, prie et pleure depuis deux siècles. Retranchés dans leur pseudo-vérité et logique de pouvoir, ceux qui tiennent les rênes ne voient que leur honneur personnel. Pourtant, il leur faut embrasser le sens des luttes qui ont donné le 7 février 1986 pour penser l’autre Haïti, celle qui a donné au monde le sens du mot liberté et lui a révélé les couleurs de son âme. Parce que Haïti, comme l’écrit Catherine Eve Roupert, est avant tout une sensation physique, une expérience intense, une émotion profonde et vive, une terre à la personnalité si puissante qu’on ne peut y résister.

On aime Haïti pour son 1er janvier 1804, mais aussi pour son 7 février 1986, car le véritable enjeu c’est de rester libre dans le corps et dans l’esprit.

 

Photo de couverture : Bob Pearson Agence France-Presse À Cap-Haïtien, le 2 février 1986, les Haïtiens manifestent contre Duvalier, peu avant le coup d’État militaire du 7 février 1986.

Contributeur Ayibopost

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