Dans le contexte de crise actuelle, AyiboPost se propose de publier les réflexions et analyses de citoyens, personnalités et universitaires, intéressés à la chose haïtienne. On continue la série avec Dr Juwendo Denis. Envoyez vos textes à ayibopost@gmail.com
La mort de Jovenel Moise : l’apogée de deux années de violences croissantes
L’assassinat de Monsieur Jovenel Moïse survenu dans la nuit du 6 au 7 juillet 2021 marque l’apogée de plus de trois décennies de déliquescence et de pourrissement de l’État haïtien. Parmi les signes avant-coureurs, on peut évoquer, entre autres, une profonde crise institutionnelle initiée par la dissolution du Parlement haïtien en janvier 2020, les velléités autoritaires de M. Moïse qui s’est accaparé de tous les pouvoirs et qui pataugeait dans l’illégalité en se maintenant au pouvoir au-delà du 7 février 2021. Or, cette date caractérisait la fin de son mandat selon les principales institutions judiciaires du pays, tels le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et la Fédération des barreaux d’Haïti. Par ailleurs, la surenchère de violence orchestrée par des gangs bien armés et aguerris constitue la toile de fond de ce tableau déprimant et hideux.
Le pays est en effet confronté à une profonde crise sécuritaire exacerbée par la montée en puissance et la prolifération des gangs armés qui terrorisent la population et sèment le deuil en toute impunité à Port-au-Prince en général, et dans les quartiers populaires en particulier. Cette violence est entretenue et instrumentalisée à des fins politiques par l’équipe au pouvoir et l’opposition traditionnelle, et à des fins économiques par l’oligarchie corrompue haïtienne. Il s’agit, dans le premier cas, de conserver le pouvoir qu’elle gangstérise et de perpétuer le système néopatrimonial qui leur facilite l’enrichissement de manière rapide et illicite ; dans le deuxième cas, d’accéder au pouvoir sans un vrai projet de société et de siphonner à leur tour les faibles ressources de l’État, et dans le troisième cas de pouvoir continuer à exhiber une voracité outrancière à s’enrichir davantage et de s’approprier des richesses du pays au détriment des couches les plus défavorisées.
L’assassinat de M. Moïse révèle combien le gangstérisme est bien ancré dans les arcanes du pouvoir en Haïti, facilité par la vassalisation des institutions républicaines et maintenu par la culture de l’impunité généralisée. Cet assassinat dévoile aussi le cynisme effarant des acteurs en place et expose au grand jour la faillite des institutions étatiques. Comment est-ce que l’homme censé être le mieux protégé de la nation a pu être assassiné aussi facilement, dans sa résidence hautement sécurisée deux jours après le remplacement d’un Premier ministre ad interim et la nomination d’un nouveau premier ministre ? Quoique les conditions de cet assassinat demeurent aujourd’hui une vraie nébuleuse, il n’en demeure pas moins que M. Moïse a été emporté par le déchaînement d’un ouragan de violences infernales, dont il croyait pouvoir en profiter, et dont le journaliste Diego Charles, la militante féministe Antoinette Duclair, l’infirmière Marie Lorna Virgile et les habitants de certains quartiers populaires tels Martissant, Bel-Air et Cité-Soleil ont été les principales victimes. Cette violence atteindra tôt ou tard toutes les villes de province, la campagne haïtienne et contribuera à effacer Haïti de la carte du monde si elle n’est pas éradiquée.
La communauté internationale est obsédée par les élections
Tandis que les forces ténébreuses de la violence ont balayé la vie de M. Moïse du pays de Dessalines, elles enfoncent Haïti davantage dans les profondeurs du chaos que M. Moïse avait sciemment entretenu, et dont certains s’acharnent déjà à en tirer profit. En l’absence de M. Moïse, qui doit prendre les commandes de l’État haïtien ? De cette question émerge une situation de confusion générale, considérant le dysfonctionnement du Parlement haïtien causé par l’absence d’élections dont M. Moïse en avait la responsabilité et l’affaiblissement, par l’ancien Président, de la Cour de cassation, par la mise à la retraite de deux juges au détriment des prescrits de la Constitution haïtienne. Elle engendre en conséquence une lutte effrénée pour le pouvoir qui s’est depuis annoncée et se poursuit, d’une part, entre les différentes factions qui ont émergé au sein du clan au pouvoir et dont la légitimité est largement contestée et d’autre part, entre les adeptes blasés du jovenélisme et l’opposition traditionnelle en manque de repère. Les tergiversations vont se multiplier dans les jours à venir et la symphonie de la bataille permanente pour le pouvoir continuera d’être exécutée sous la baguette magique américaine plus présente que jamais dans les rouages du pouvoir en Haïti. L’assistance est constituée d’une population haïtienne désabusée et de l’autre frange de la communauté internationale prête à sortir ses griffes de néo-colonialisme au moment opportun.
Cette communauté internationale est en effet obnubilée par l’organisation des élections sous prétexte de protéger les acquis démocratiques en Haïti qu’elle-même sabote volontiers rien qu’en s’immisçant dans la politique interne du pays. D’une part, les États-Unis d’Amérique, par le biais de la porte-parole de la Maison-Blanche, Jen Psaki, demandent la tenue des élections cette année. Et d’autre part, la représentante du secrétaire général de l’Organisation des Nations-Unies en Haïti, Madame La Lime, souhaite que Claude Joseph, aux commandes de facto, organise des élections dans… deux mois, soit le 26 septembre 2021. De qui Claude Joseph, un ex-Premier ministre ad interim de facto, démis de ses fonctions au profit d’Ariel Henry, tient-il la légitimité d’organiser des élections en Haïti ? Dans un contexte socio-économique et politique aussi délétère, l’obstination à vouloir organiser des élections soulève bien des suspicions. La communauté internationale, serait-elle, en train de rejouer indéfiniment, les quatre actes bien rodés de son ingérence dans les élections haïtiennes ? D’abord, exiger la tenue des élections. S’ensuit l’observation des élections controversées et contestées. Puis, dénoncer des manifestations violentes et émettre des avertissements de voyage vers Haïti à l’endroit de leurs ressortissants. Et enfin, imposer un. e candidat. e sensible à ses intérêts. Derrière le dernier acte se dissimulent en réalité les vraies forces obscures qui minent la démocratie haïtienne.
L’ingérence étrangère dans la politique interne en Haïti sidère et fatigue. Elle traduit l’éternelle expression des pulsions néo-colonialistes ancrées chez les Occidentaux et dont ils ne sont pas prêts à s’en débarrasser. Cet acharnement pour la tenue des élections, au lendemain de l’assassinat de M. Moïse, en est une parfaite illustration, quoiqu’il démontre aussi leur nette propension pour le maintien du statu quo en Haïti. Et cela ne contribuera qu’à intensifier l’anarchie qui prévaut actuellement dans le pays et accroître les perspectives d’un avenir sombre.
Les Haïtiens réclament le retour à l’État de droit
Tandis que la famille Moïse ainsi que le peuple haïtien pleurent le meurtre de M. Jovenel Moïse, le pays doit renaître et les Haïtiens doivent réinventer la démocratie qu’ils souhaitent voir émerger dans leur pays.
En juillet 2018, Haïti avait connu un soulèvement social inédit. Initiés par des jeunes, ce mouvement social cristallisait le ras-le-bol de tous les pans de la société haïtienne contre le système néopatrimonial ainsi que la corruption y afférente. Une corruption devenue une peste qui s’est largement répandue en Haïti et qui pue de partout. La gangrène de la corruption a empêché jusqu’ici l’implantation des bases solides d’un développement durable dans le pays. Par ailleurs, les manifestants en voulaient aussi au banditisme légal : un système complémentaire au néopatrimonialisme et instauré par les canailles du PHTK lors de la décennie passée. En résumé, les manifestants revendiquaient la fin du statu quo, l’abolition du système néopatrimonial et du banditisme légal au profit de l’émergence d’une société plus juste et équitable et la tenue du procès « PetroCaribe ».
L’assassinat de Jovenel Moise est peut-être l’occasion ultime pour que d’une part, les cris de la jeunesse haïtienne et des oubliés des quartiers populaires puissent être entendus, et d’autre part, qu’inespérément renaisse une Haïti, portée par les éléments intègres et compétents de la société civile, et dont la justice sociale constitue le principal socle. Les Haïtiens doivent s’atteler à modéliser le prototype d’État qu’ils souhaitent voir émerger et définir les orientations à court, moyen et long terme à donner à cet État. Les orientations à court-terme doivent englober entre autres, le rétablissement de l’État de droit, la tenue du procès « PetroCaribe », l’organisation des élections et une investigation rigoureuse visant à élucider les conditions de l’assassinat de Jovenel Moise. Que ce crime odieux ne reste pas impuni afin de ne pas ouvrir une boîte de pandore. Que les bourreaux et les auteurs intellectuels soient poursuivis et punis selon les lois haïtiennes.
Juwendo Denis, Ph. D.
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