« Le pouvoir des stéréotypes, dans la sphère populaire, est très grand. Et ce sont ces gens, qui regardent ce qui se dit à la télévision, ou qui lisent les journaux au lieu de rapports ou d’études anthropologiques, qui vont occuper des positions où ils décideront sur des sujets qui concernent Haïti »
L’anthropologue haitiano-américaine Gina Athéna Ulysse est professeure à l’université de Santa Cruz, aux États-Unis. Elle est artiste, photographe, et écrivaine. Son livre, « Why Haiti needs new narratives », traduit par « Pourquoi Haïti a besoin de nouveaux discours », est une référence, cité à maintes reprises. Il a été publié en 2015, en trois langues: anglais, créole et français. Les traductions sont de Nadève Ménard, et Évelyne Trouillot.
Dans cet ensemble de textes écrits en grande partie après le séisme du 12 janvier 2010, la professeure questionne la façon dont l’image d’Haïti est diffusée à l’étranger. L’anthropologue a accordé une entrevue à AyiboPost, dans laquelle elle aborde cette nécessité de voir Haïti autrement, à l’aune de l’histoire du pays, dans un contexte mondial où le racisme est loin de disparaître.
AyiboPost : Gina Athéna Ulysse, quelle est votre relation avec Haïti, ce pays que vous avez quitté depuis votre enfance ?
Gina Athéna Ulysse : Je suis née en Haïti. J’ai quitté le pays à 12 ans, en direction des États-Unis. Quand je suis arrivée, la façon dont les gens parlaient d’Haïti a eu un profond impact sur moi. Les gens ne comprenaient pas qu’Haïti était plus complexe que ce qu’ils croyaient. J’étais trop jeune pour pouvoir leur expliquer. C’est en partie pour cette raison que je suis devenue anthropologue. Pour aider à faire mieux comprendre le pays.
Au moment où j’allais avoir mon diplôme, le coup d’État contre Aristide a eu lieu. Du coup, je ne voyais pas comment j’allais pouvoir poursuivre mes recherches dans le pays, qui était alors si instable. C’est à ce moment que j’ai rencontré Michel-Rolph Trouillot (1949-2012). Il m’a conseillé de mener des recherches dans un pays différent, dans la Caraïbe. Selon lui, ce n’était pas toujours idéal qu’un Haïtien mène des études sur Haïti, parce qu’en pensant que l’on connaît le pays, beaucoup de choses peuvent vous échapper. Mais en étudiant un autre pays de la Caraïbe, on peut voir comment Haïti leur est semblable.
Les gens disent souvent « regardez la République dominicaine, pourquoi est-elle si différente d’Haïti ? ». Je leur réponds qu’il faut jeter un coup d’œil à l’histoire des deux peuples pour le comprendre.
Ce conseil était le meilleur qu’on pouvait me donner. Il a élargi mon monde. J’ai pu chercher à comprendre ce qui différenciait Haïti, un pays qui a lutté pour son indépendance, avec ces autres pays, surtout de la Caraïbe anglophone, à qui l’indépendance a été accordée par le colon, bien plus tard. Je suis allée en Jamaïque, par exemple, où j’ai étudié les « Madan Sara ».
Les gens disent souvent « regardez la République dominicaine, pourquoi est-elle si différente d’Haïti ? ». Je leur réponds qu’il faut jeter un coup d’œil à l’histoire des deux peuples pour le comprendre.
Mais je ne dis pas que j’ai la légitimité pour parler d’Haïti, car après tout, j’ai vécu la plus grande partie de ma vie à l’étranger. Je suis Haïtienne, je me battrais pour mon pays, mais ce n’est pas facile de parler de quelque part, avec une perspective d’ailleurs.
Le fil rouge de votre livre est sans doute le séisme de 2010. Quel impact l’événement a-t-il eu sur vous et sur votre décision d’écrire sur Haïti ?
Le séisme m’avait dévastée. Quand ma sœur m’a appelé pour me dire de regarder les nouvelles, j’étais choquée. Beaucoup de gens répètent sans cesse qu’Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère nord, mais personne ne comprend vraiment, sans y être allé.
Moi, à ce moment, je pensais à comment ces victimes seraient seuls. Il n’y aurait même pas de pompiers. Et quand on sait cela, on comprend comme ce serait dur. Et je me disais que si moi, là où je me trouvais je me sentais ainsi, c’était pire pour ceux qui y étaient.
Lisez ici les articles de notre exploration sur les 10 ans du séisme
Et là je me demandais qui pouvait parler pour Haïti, pour son peuple. Dans mon esprit, c’était le moment idéal pour parler du pays. C’était comme si tout ce que j’étais, intellectuellement, artistiquement, tout cela paraissait subitement comme une sorte de vocation. Comme si j’étais faite pour un tel moment. C’était comme un appel, et j’ai répondu.
Mais en même temps que je pensais qu’il y avait des choses que je pouvais dire, je ne voulais pas non plus être la personne qui parle. Après la catastrophe, j’ai beaucoup écrit. Beaucoup plus que ce que j’ai mis dans le livre.
Quand vous dites qu’Haïti a besoin de nouveaux discours, de quoi parlez-vous précisément ? S’agit-il d’occulter la réalité, faite de pauvreté et d’inégalités, pour mettre en avant les bons côtés ?
C’est une question très importante. Il y a beaucoup d’interprétations de ce que je voulais dire. Mais dans mon livre, je me référais de manière spécifique aux médias. Selon moi, quand un présentateur de météo parle d’Haïtiens qui mangent des galettes de terre, il faut que quelqu’un intervienne. Quand juste après le séisme, à la télévision, on entend quelqu’un, qui est censé être éduqué, dire que ces Haïtiens ne pleurent même pas, il faut une intervention.
Les gens apprennent l’histoire plus dans ce qu’ils entendent autour d’eux que dans les livres d’histoires, d’après Michel-Rolph Trouillot. Le pouvoir des stéréotypes, dans la sphère populaire, est très grand. Et ce sont ces gens, qui regardent ce qui se dit à la télévision, ou qui lisent les journaux au lieu de rapports ou d’études anthropologiques, qui vont occuper des positions où ils décideront sur des sujets qui concernent Haïti.
Mon appel n’est pas de changer la réalité. La pauvreté est là, et l’on ne saurait le nier. Mais parler de pauvreté, c’est aussi parler de richesse. Il ne peut y avoir tant de pauvreté, sans qu’il y ait de richesse quelque part. Mais qui l’a, cette richesse ? Comment l’utilisent-ils ? Il faut voir les deux côtés. Il y a des Haïtiens riches qui doivent mettre en avant leur nationalité, parce que l’idée qu’il y a des Haïtiens qui ont de l’argent est difficilement acceptable par certaines personnes. Mon intention était de penser Haïti d’une manière historique, et d’une manière nouvelle.
Même pour le vaudou par exemple. Les gens devraient comprendre que c’est une culture qu’on retrouve dans plusieurs pays des Amériques. Or celui d’Haïti est devenu une sorte de point focal, qu’on démonise. Nous devons élargir notre champ de vision.
Est-ce que les réseaux sociaux peuvent jouer ce rôle d’amplificateur ?
L’un des bons côtés des réseaux sociaux, c’est qu’ils permettent des réponses rapides. Ces dernières années, surtout depuis 2010, cela est devenu de plus en plus évident. Aujourd’hui, si quelqu’un tient un discours erroné sur Haïti, un tas de personnes se précipitent pour le corriger. Parce qu’on est connectés d’une telle manière que les gens se parlent entre eux, même si parfois les conversations sont forcées. Mais en même temps, les fausses informations voyagent si rapidement qu’elles sont un danger aussi.
La relation de certains partenaires de l’international avec Haïti dépend de cette couverture médiatique. Si les médias changent de discours sur Haïti, ces relations changeraient-elles automatiquement, pour le mieux ?
Bien sûr que non. Il n’y aurait pas de changement automatique. D’ailleurs rien n’est automatique. Il faut faire référence à l’histoire, pour se rendre compte que la politique des États-Unis, par exemple, envers Haïti n’a jamais changé.
Mais, si l’attitude des médias changeait, il y aurait un grand impact. On peut regarder ce qui se passe aux États-Unis maintenant, pour mieux comprendre. Avant, quand un jeune noir était tué, les médias faisaient référence à son passé, pour montrer que c’était une mauvaise personne. Cela a changé de nos jours. Ils n’oseraient pas le faire. Même les photos qu’ils utilisent ont changé. Et c’est parce que les gens ont lutté pour cela, ils ont combattu contre certains stéréotypes. C’est à cause de cette pression que certains grands médias ont changé leur façon de couvrir ce qui se passait.
Pourquoi un changement de perspective paraît-il si difficile pour les médias ? Qu’est-ce qui les en empêche ? Le racisme !
C’est la même chose pour Haïti, et même pour d’autres parties du monde. Si le discours des médias sur le pays change, les gens qui regardent les nouvelles pourraient voir le pays d’une manière différente. Et de là, ils pourraient avoir de l’influence sur des décisions politiques.
Après la mort de Georges Floyd par exemple, beaucoup de personnes ont manifesté, parce qu’ils trouvaient cela inadmissible. Et ce sont en grande partie ces personnes qui sont allées voter aussi. Il s’agit donc de réveiller les gens, parce qu’une fois réveillés, il devient difficile de revenir en arrière.
Pourquoi ce changement de perspective paraît-il si difficile pour les médias ? Qu’est-ce qui les en empêche ?
Le racisme. Le racisme est très lucratif, il est lié au capital. Si nous parlions du monde de manière plus humaine, beaucoup d’exploitations ne pourraient avoir lieu. Si vous ne voyez pas quelqu’un comme un humain comme vous, vous êtes moins incliné à consentir à certaines choses. Par exemple, ici aux États-Unis, si on ne regarde que les chaînes de nouvelles, on ignorerait l’existence de peuples indigènes dans le pays.
L’histoire d’Haïti peut être utilisée pour elle, et contre elle. Est-ce que de nouveaux discours sur Haïti peuvent impliquer une rupture avec cette histoire ?
Ce n’est pas possible. Haïti a toujours été à l’avant-garde. Il faut se rappeler Anténor Firmin par exemple, et son livre sur l’égalité des races. Il a mis en avant le fait que c’était une nation africaine qui s’est libérée de l’esclavage, mais elle a aussi aidé d’autres. Et cela place le pays à l’avant-garde.
Je crois que nous devons embrasser cette histoire. Est-ce que ceux qui sont riches dans le pays, qui ont accumulé des richesses en exploitant les masses, demandent cette rupture avec le passé ? Non. Et puis, même si cette rupture était possible, elle n’allait pas subitement changer les conditions d’existence des plus pauvres.
Je reviens encore à Michel-Rolph Trouillot qui a dit qu’aussi longtemps qu’Haïti ressemblera à une anomalie, on oubliera qu’elle est l’expérience néocoloniale la plus longue. Et cette expérience, je dois le dire, a échoué.
Comment la diaspora peut-elle aider dans ce changement de paradigme ?
Je pense qu’elle fait beaucoup. Je peux parler pour les États-Unis ou vous avez Woy Magazine, Haiti cultural exchange, Librairie Mapou etc. Nous autres Haïtiens, nous sommes partout dans le monde, et nous avons des écrivains, des artistes, des éducateurs.
Moi je ne pense pas que j’ai la légitimité pour parler de ce qui se passe en Haïti, mais je me rends compte comment les dirigeants n’ont aucun respect pour leur propre peuple. Toute cette brutalité ! Tous ces morts insensés, même si aucune mort n’a de sens. La brutalité est criante. Des gens souffrent.
Notre pays n’a jamais eu un vrai contrat social entre son peuple. Mais j’ai de l’espoir. Je crois que l’une des caractéristiques de ce peuple est qu’il est toujours en train d’essayer, à chaque fois. Je suis inquiète, mais je ne suis pas pessimiste.
Propos recueillis par Jameson Francisque
Cet article a été modifié. 23.11.2020 9.42
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