« Depuis longtemps, tout est mis en place pour que les petits bourgeois, les urbanisés et même les paysans dès le début des années 1970 ne puissent pas habiter ce pays », constate Yanick Lahens, récipiendaire du prestigieux prix Femina
On est en fin d’après-midi. Yanick Lahens se rend disponible pour l’entretien, les cheveux en cascade sur les épaules. « Pour que les mondes francophones existent réellement, il faut décentrer la francophonie, il ne peut pas y avoir un centre et des périphéries », commence l’écrivaine lauréate du Prix Carbet de la Caraïbe 2020.
Ajustant ses verres, elle renchérit avec ferveur : « Il faut que les valeurs, l’histoire, les créations des autres espaces francophones soient connues non seulement du centre (métropole/ancien pays colonisateur) mais aussi que les mondes francophones se connaissent entre eux. Nous sommes isolés de la culture, de la littérature des pays africains francophones par exemple, ce n’est pas anodin que tout doit passer par ce centre qui doit valider ou réduire au silence. »
Pour les besoins de ce papier, la professeure revient sur la chaire annuelle Mondes francophones qu’elle a inaugurée en mars 2019. Cette chaire est créée en partenariat avec l’agence universitaire de la francophonie et le Collège de France.
« Urgence d’écrire, rêve d’habiter » est le titre du texte qu’elle a proposé et justifié à partir d’une approche « décoloniale ».
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Comment raconter l’histoire d’un autre point de vue ? La nôtre. « J’utilise la langue française non pas par rapport à un centre dont je serais la tributaire, Haïti est de par son histoire un centre et cette langue notre butin de guerre », argumente Lahens. « Dire Haïti et sa littérature autrement, c’est se demander à travers les mots de ses écrivains et de ses écrivaines, quel éclairage peut apporter aujourd’hui au monde francophone, sinon au monde tout court, l’expérience haïtienne. »
La victoire des esclaves de Saint-Domingue a bouleversé le monde colonialiste qui avait pour grands penseurs des droits de l’homme, des esclavagistes. Cette bourgeoisie qui allait faire la révolution en France avait des intérêts dans la colonie. La révolution haïtienne a donc surpassé celle des lumières.
En bousculant radicalement la question de l’égalité, la révolution haïtienne a également influencé les courants politiques, philosophiques et culturels du XVIIIe et XIXe siècle, selon ce qu’avance Laurent Dubois, un historien américain du laboratoire d’études haïtiennes de l’université Duke aux États-Unis, que Yanick cite dans son essai avant d’ajouter, « Haïti est le premier pays de ce sud fabriqué par la modernité économique et politique née des lumières. »
Urgence d’écrire
« Nos écrits fondateurs commencent avec François Dominique, Toussaint Louverture et Jean Jacques Dessalines, écrit Lahens. Entre 1767 et 1806, ils produisent des textes qui les projettent dans un monde d’après la colonisation et d’après l’esclavage. […] Il ne s’agit point de textes témoignant des affres de la condition d’esclave ou d’autobiographie souvent de seconde main qui en dressent une chronique comme on en connait dans les iles sous la colonisation anglaise, mais une projection inouïe dans l’avenir. »
Il y a incontestablement un lien étroit entre l’histoire des luttes haïtiennes et sa littérature. « Nous pouvons dire que l’urgence ne nous a jamais quittés puisque nous sommes toujours dans des rapports coloniaux » d’après Yanick Lahens. Notre littérature est née de cette urgence-là.
« Comment à partir d’un fait historique de l’ordre de l’impensable, à savoir une révolution victorieuse, menée dès la fin du XVIIe siècle par les hommes et les femmes transplantés d’Afrique en Amérique et réduits en esclavage, se met en place une civilisation dont la littérature sera un élément majeur, comment dans l’impasse qui suit cette révolution, ces hommes et ces femmes dépossédés, déplacés, déstabilisés linguistiquement, n’ont pas cessé de dire ou d’écrire le rêve d’habiter, démontrant par la même que la littérature commence là où la parole devient impossible. »
Rêve d’habiter
Notre littérature témoigne de notre sentiment d’appartenance par l’intérêt que porte nos écrivain.e.s à la politique, à la vie nationale. Ce besoin de rappeler que ce peuple a une âme, une identité (les écrivains de la ronde), cette soif de justice sociale (Jacques Stephen Alexis, Marie vieux Chauvet) ou le « creolisme » pour raconter la vie et mœurs haïtiennes jusqu’au menu détails (Fernand Hubert et Justin Lherisson). Partir ou rester? Cette problématique n’a pas épargnée les écrivain.e.s. Depuis longtemps tout est mis en place…
« Depuis longtemps, tout est mis en place pour que les petits bourgeois, les urbanisés et même les paysans dès le début des années 1970 ne puissent pas habiter ce pays », constate Yanick Lahens. « On n’a jamais laissé à l’Haïtien le temps d’habiter ce pays. Malgré l’effort de ces gens du pays “en dehors” pour organiser la vie en communauté, sans l’aide de l’état, ils se retrouvent à un moment face à la nécessité de se déplacer. Se dépayser. »
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De quel lieu se tenir pour mieux comprendre, aimer et écrire ce pays ?
Un jeune haïtien qui a étudié dans un pays hispanophone et qui désire écrire en espagnol n’est-il pas un écrivain haïtien ? s’interroge l’auteure. Il faut déconstruire le mythe qui dit que l’idéal est d’écrire dans la langue nationale parce la migration est telle qu’on ne peut plus cloisonner les gens. Quand nous avons par exemple l’anglais avec Edwidge Danticat ou l’espagnol avec Jean Jacques Pierre Paul, poète originaire de Jacmel qui vit actuellement au chili, ne devrions-nous pas, aujourd’hui, être sensibles aux mutations et tenir compte de toutes ces langues qui viennent enrichir notre littérature nationale ?
Gaëlle Bien-Aimé
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