Dans cet article qui fera partie d’une série, l’on présente un ensemble de pratiques anticoncurrentielles que les entreprises haïtiennes peuvent adopter sans risque d’être sanctionnées étant donné qu’il n’existe aucun cadre légal régissant ces comportements
La concurrence consiste en la présence de plusieurs entreprises sur un même marché (offrant des produits semblables ou substituables), essayant d’accroître leurs parts de marchés (attirer plus de clients, grossir leur chiffre d’affaires…).
Digicel et NATCOM, puisqu’elles offrent toutes deux des services d’appels téléphoniques, sont en concurrence sur ce marché. Elles le sont aussi sur le marché des services Internet, sur lequel Hainet et Access Haïti opèrent aussi… Une poissonnerie et une boucherie, bien qu’elles offrent deux produits différents, peuvent être en concurrence, si ces produits sont substituables (en d’autres termes, si une augmentation significative du prix de l’un des produits pousserait un consommateur à choisir l’autre produit de préférence).
La concurrence a généralement deux principales conséquences : la réduction du prix des produits accessibles aux consommateurs et/ou l’augmentation de la qualité de ces produits. Elle génère ces effets en permettant soit une augmentation de l’offre (plus de concurrents, plus de riz), soit une plus grande diversité de choix (plus de concurrents, plus de marques/types de riz)… En outre, elle pousse les entreprises à améliorer leurs techniques de production et de distribution, à renforcer leur stratégie de marketing…
Ainsi, la concurrence a un impact positif sur les consommateurs. Au début des années 1990 et 2000, le prix des billets d’avion sur certaines destinations a diminué d’en moyenne 30 % au Mexique, en raison de l’ouverture à la concurrence du secteur de transport aérien (OCDE[1], 2011). De même qu’au Costa Rica, le coût mensuel d’accès aux services Internet par câble à haut débit a baissé de près de 33 % en 2009, grâce à l’ouverture du secteur de la télécommunication à la concurrence (OCDE[2], 2016). La rentrée de la Digicel sur le marché des appels téléphoniques haïtiens a permis l’élimination des tarifs sur les appels entrants, la réduction de plus de 50 % des prix sur des téléphones, la réduction du prix des minutes, etc.
Compte tenu de son importance, le jeu de la concurrence dans une économie (défini par la configuration des marchés, les interrelations entre entreprises et consommateurs, les règles régissant ces marchés…) doit être régulé par l’État à travers une politique de la concurrence. Cette dernière établit à travers une loi sur la concurrence, les normes et les pratiques commerciales acceptables et non acceptées, ainsi que les sanctions dans les cas de violations.
Dans certaines situations, une Autorité de la Concurrence (indépendante) est aussi mise en place pour faire respecter cette loi. Malheureusement, Haïti n’a ni une Autorité ni une loi sur la concurrence en vigueur : ce qui donne souvent lieu à des conduites anticoncurrentielles, préjudiciables aux consommateurs.
– En considérant la loi type sur la concurrence (CNUCED[3], 2010) et certaines dispositions au niveau du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE[4]) en ce qui concerne les aides accordées par l’État, il existe de manière générale quatre catégories de pratiques anticoncurrentielles :
- Les abus de position dominante
- Les ententes illicites
- Les concentrations anticoncurrentielles
- Les interventions publiques anticoncurrentielles
Dans cet article, l’on mettra en évidence les formes que peuvent prendre les abus de position dominante, ainsi que des illustrations qui aideront les lecteurs à mieux identifier ces situations.
Abus de position dominante : Types et Formes
Une entreprise a une position dominante lorsqu’elle a un pouvoir de marché comparativement à ses concurrents et qu’il n’existe pas de substitut immédiat (une alternative au produit vendu par cette entreprise). Ce pouvoir de marché peut être conféré par les parts de marché de cette entreprise, les types de relations qu’elle entretient avec ses fournisseurs, les technologies qu’elle utilise…
En d’autres termes, une entreprise qui a une position dominante a plus de chance d’influencer les prix et la structure du marché que ses autres concurrents : ce qui n’est pas une pratique déloyale en soit. Cependant, cette dernière devient anticoncurrentielle lorsque ladite entreprise commence à abuser de cette position.
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Un abus de cette position dominante peut être de deux types. Le premier est un abus d’exploitation, où la firme profite de sa position dominante pour faire payer encore plus cher à un consommateur ou l’obliger à se procurer un produit dont il n’a pas besoin. Ainsi, en exigeant aux consommateurs d’acheter d’autres produits (MALTA H ou KINAM) pour obtenir des palettes de Prestige, la Brasserie Nationale d’Haïti (BRANA) affiche un comportement anticoncurrentiel puisqu’elle est en position dominante (avec 98 % des parts du marché de la bière et des consommateurs loyaux). Malheureusement, ce comportement n’est pas puni en Haïti parce qu’il n’existe aucune loi en la matière.
Le deuxième type est un abus d’exclusion où la firme qui domine sur le marché cherche à exclure un concurrent en dehors des règles de la concurrence fixée. La Digicel a été accusée d’avoir refusé pendant un certain temps l’interconnexion à la NATCOM dans l’objectif d’empêcher son entrée sur le marché des services d’appels téléphoniques. S’il existait une loi sur la concurrence à cette époque, la Digicel aurait été punie pour son comportement anticoncurrentiel.
Il existe plusieurs formes d’abus de position dominante, dépendamment de la structure du marché, du nombre et de la nature des consommateurs ou des entreprises.
Le prix excessif
Un prix excessif consiste en un prix très élevé, n’ayant aucun rapport avec la valeur économique réelle du produit. Un prix peut aussi être qualifié d’excessif si la différence par rapport à un prix de référence (s’il existe un Système de Prix de Référence) n’est justifiée par aucune explication économique et/ou financière, mais plutôt dans l’objectif d’abuser du consommateur.
Pour mieux appréhender cette situation, prenez le cas de la Première Banque du système bancaire haïtien, qui occupe une position dominante sur le marché des cartes de crédit (elle détient la plus grande part des crédits à la consommation), et pratique des taux d’intérêt mensuels de 4,5 %. Ces intérêts mensuels cumulés sont équivalents à un taux d’intérêt annuel de 69 %, une valeur excessive compte tenu du niveau de revenu. Ce comportement serait assimilable automatiquement à un abus de position dominante dans le cadre d’une loi de la concurrence. Il est aussi possible de retrouver ces pratiques au niveau des marchés publics, en particulier dans les cas de surfacturation.
Le prix prédateur
Une entreprise qui pratique un prix prédateur accepte de perdre à court-terme une partie de son profit, en réduisant de manière considérable son prix (généralement à un niveau inférieur au coût marginal de production) dans l’objectif d’éjecter ses concurrents et d’accroître ses parts de marché.
De manière plus illustrative, s’il coûte 500 gourdes à une entreprise pour produire un sac de riz (vendu à 1000 gourdes) et que celle-ci décide à court-terme de faire passer son prix à 350 gourdes (inférieur aux 500 gourdes) parce qu’elle se retrouve en position dominante et qu’elle veut évincer ses concurrents rapidement, alors cette entreprise se retrouverait en situation de prédation. Le cas du riz en Haïti est assez typique puisque les entreprises importatrices sont souvent accusées de pratiquer des prix prédateurs pour évincer les concurrents locaux. Cette forme d’abus de position dominante peut être aussi pratiquée parfois pour empêcher un potentiel concurrent d’entrer sur un marché.
La vente liée et la vente groupée
Une vente liée constitue le fait de conditionner l’acquisition d’un produit par l’achat d’un produit différent (généralement non complémentaire) pour lequel le consommateur n’a pas un besoin (immédiat ou à long terme) ou l’achat de plusieurs unités du même produit alors que le consommateur n’a pas besoin des unités supplémentaires. Dans le cas d’une vente groupée, l’entreprise vend directement les produits liés sous forme de paquet ou sur l’étiquette d’un produit unique.
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Par exemple, exiger l’achat de produit de rinçage afin de pouvoir se procurer des produits de shampooing représente une forme de vente liée : un cas assez fréquent retrouvé chez les grands distributeurs de ces produits. Une entreprise pharmaceutique peut exiger l’achat de plusieurs plaquettes de médicaments alors que le consommateur n’en avait besoin que d’une seule : ce qui est aussi un cas fréquent dans les pharmacies en Haïti. Il faut rappeler que ces pratiques ne sont anticoncurrentielles que si l’entreprise en question a une position dominante et qu’il n’existe pas de produit substitut immédiat. De plus, elles ne sont pas passibles de sanction puisqu’il n’existe aucune loi sur la concurrence.
Le refus de traiter
Le refus de faire des affaires avec un client et/ou un fournisseur et le refus d’interagir avec les concurrents (dans le cas où cette interaction est nécessaire au bon fonctionnement du marché) dans l’objectif de les exclure ou les exploiter sont aussi des formes d’abus si l’entreprise en question est en position dominante.
En 2014, Access Haïti s’était plaint que la Digicel refusait ou rendait extrêmement difficile l’interconnexion avec ladite compagnie pour l’émission des appels VOIP (à partir de Skype, Viber, Facebook Messenger ou What’s App…). Si ces allégations s’étaient révélées justes, la stratégie de Digicel serait anticoncurrentielle, compte tenu de sa position dominante. Il faut aussi rappeler que la Digicel s’était aussi plainte de cette pratique en 2006, contre la compagnie Comcel (devenue Voilà) lorsqu’elle faisait son entrée sur le marché des services d’appels téléphoniques.
Les rabais conditionnels
Si vous êtes un producteur de légumes et qu’un supermarché vous propose de réduire la commission pour étaler vos produits sur ses étagères à condition que vous ne fassiez pas affaire avec ses concurrents, alors vous faites face à une situation de rabais conditionnel. Le cas le plus illustratif en Haïti est celui de la Digicel qui offrait des téléphones à prix réduit et des crédits gratuits pour les appels téléphoniques, si les consommateurs décidaient de lui rendre des téléphones utilisés auparavant uniquement avec l’opérateur « Voilà ».
Les rabais conditionnels ne sont pas toujours anticoncurrentiels. Une entreprise peut vouloir vous proposer un rabais de fidélité dans la mesure où cette stratégie lui permet de booster son chiffre d’affaires. Un rabais conditionnel devient un abus de position dominante lorsque la firme qui a le pouvoir de marché a pour objectif d’exclure ses concurrents afin de bénéficier d’une possible monopolisation du marché à moyen ou long terme : comme c’était le cas de la Digicel avec Voilà.
Les Prix discriminatoires/Prix sélectifs
Pratiquer un prix discriminatoire revient à imposer des prix différents à des clients/fournisseurs objectivement semblables/similaires. Il peut s’agir aussi d’imposer les mêmes conditions à des clients/fournisseurs objectivement différents. De même que les rabais conditionnels, la discrimination sur les prix n’est pas un comportement illicite en soi. Elle ne le devient que lorsque l’entreprise dominante veut profiter de différences entre les clients/fournisseurs pour les exploiter ou lorsque la justification pour la discrimination n’est pas fondée.
Entre autres, une entreprise immobilière qui fait payer à un prix différent un même appartement en fonction du sexe, de la race ou de la nationalité du client, a un comportement anticoncurrentiel. Ces cas de figure sont souvent retrouvés dans le secteur de l’immobilier où une maison peut être louée plus chère ou moins chère en fonction de la nationalité ou de l’appartenance sociale. L’une des conséquences est que les prix des loyers peuvent grimper rapidement et substantiellement dans des périodes où il y a une forte immigration.
Les Contrats exclusifs
Les contrats exclusifs obligent les clients à acheter un produit chez un seul ou un nombre réduit de fournisseurs, puisque ce ou ces derniers sont les seuls habilités à vendre ce produit. L’on parle aussi d’exclusivité dans les cas où les fournisseurs sont obligés de ne vendre qu’à un seul ou un nombre réduit de clients. Ces contrats concernent généralement des marchés où les producteurs et les distributeurs sont des entreprises différentes ou opèrent sur des marchés géographiques différents. Ils peuvent créer des distorsions sur ces marchés, car ils ont tendance à créer des monopoles pour les produits en question, au détriment des potentiels concurrents.
Un marché pour lequel il y a un contrat d’exclusivité sur le produit crée automatiquement une barrière à l’entrée. Cette pratique est le plus souvent retrouvée sur le marché de l’automobile en Haïti où les importateurs/distributeurs ont généralement des contrats de vente exclusifs avec les concepteurs de certaines marques de véhicules neufs. Pour ces marques données, les contrats empêchent aux consommateurs de bénéficier des meilleurs prix s’il y avait d’autres distributeurs concurrents.
Il est bon de préciser que les comportements présentés ci-dessus ne sont anticoncurrentiels que dans les cas où la firme concernée est en position dominante. Il existe d’autres formes d’abus de position dominante et d’autres types de pratiques anticoncurrentielles. Celles-ci, notamment les ententes qui sont illicites au regard d’une loi sur la concurrence, peuvent être abordées dans d’autres articles.
[1] OCDE (2011), Études économiques de l’OCDE : Mexique 2011, OECD Publishing, Paris.
https://doi.org/10.1787/eco_surveys-mex-2011-fr
[2] OCDE (2016), Études économiques de l’OCDE : Costa Rica 2016, OECD Publishing, Paris.
https://doi.org/10.1787/eco_surveys-cri-2016-en
[3] CNUCED (2010), Loi Type sur la concurrence, Nations Unies, Genève.
[4] TFUE, Titre VII : Les règles communes sur la concurrence, la fiscalité et le rapprochement des législations, Chapitre 1 : les règles de la concurrence, Articles 101 à 109.
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