Interview avec Hugo Alconada Mon, un journaliste d’investigation aussi respecté par ses pairs que craint par le pouvoir en Argentine.
Pour son premier article au New York Times en janvier 2018, Hugo Alconada Mon posait une question simple dans son expression, mais vitale dans ses implications. Qu’est-ce qu’il vous faut pour combattre la corruption en Amérique latine, se demandait le reporter de « La Nación » et architecte de l’un des cinq meilleurs travaux d’investigations journalistiques dans le monde pour les années 2008 et 2009, selon le prestigieux prix américain Daniel Pearl.
Concrètement, Alconada Mon fut distingué pour sa série d’articles « Le scandale de la valise ». À travers ses exposés irrévérencieux, le journaliste a révélé « le financement secret de la campagne présidentielle de Cristina Fernández de Kirchner par le gouvernement vénézuélien de Hugo Chávez ». Cette affaire embarrassante occasionnera des démissions au sein de l’administration publique en Argentine, des procès aux États-Unis et au Venezuela.
Fossoyeur de puissants, Hugo Alconada Mon dévoile les arcanes de la corruption, pratique un journalisme non complaisant et a, entre autres, contribué à la création du Consortium des journalistes d’investigations, le groupe responsable de la dissémination des Panama Papers en 2015. Ce vaste scandale international d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent fera trembler des hommes politiques et des stars du monde entier. Il prendra dans ses tentacules l’actuel président argentin, Mauricio Macri ainsi que des chefs d’État et des membres ou proches de gouvernements dans une quarantaine de pays.
Avec Hugo Alconada Mon, Ayibopost revient sur l’essence du métier de journalisme d’investigation, ses fondements pratiques et philosophiques, ses leçons et limites. Par souci de clarté, l’entrevue, réalisée en anglais, a été éditée et condensée.
C’est quoi le journalisme pour vous ?
Hugo Alconada Mon : Un service public. Un effort pour informer la société sur ce qui est nécessaire d’être dans le débat public.
Pourquoi est-ce important de promouvoir le journalisme d’investigation ?
Les informations importantes sont cachées par les fonctionnaires et par les hommes d’affaires. Cela demande un effort pour les découvrir. Cet effort se fait par le journaliste d’investigation qui a ses propres techniques et tactiques pour dévoiler les informations.
Les informations importantes sont cachées par les fonctionnaires et par les hommes d’affaires.
Quelles sont ces techniques ?
Il y en a beaucoup. Il y a des techniques particulières pour demander l’information, une façon pour mener les entrevues, des procédés utilisés pour prioriser ce qu’on doit investiguer et comment le faire (par exemple, à qui s’adresser en premier et en dernier), etc.
Dans un pays comme Haïti où la loi n’oblige pas les gouvernants à fournir aux citoyens et aux journalistes des informations sur l’administration publique ou sur le gouvernement, que doivent faire les journalistes à votre avis pour obtenir ces données ?
(…)
Une des techniques qui fonctionne est que nous écrivons notre demande sur une feuille de papier type letter en utilisant la police Times New Woman numéro 12. On met en gras ce qu’on cherche exactement et la seule chose qui est dans une dimension plus grande sur la page est mon numéro de téléphone qui est à la taille 20. On procède ainsi parce qu’on veut que ce qu’on demande, un contrat spécifique par exemple, et mon numéro de téléphone soient les premières choses que l’officier public ou l’employé qui reçoit la lettre voit.
Parfois, pas souvent, un employé nous appelle pour nous dire qu’il a l’information que nous cherchons. Officiellement, ils n’ont pas répondu à notre demande ou ils l’ont rejeté. Mais de façon informelle, on a l’information.
Dans un environnement où vous n’avez pas un appareil judiciaire solide, quel devrait être la posture du journaliste quand c’est presque certain que la découverte de la vérité ne mènera pas nécessairement à un procès et l’emprisonnement des corrompus ?
Dans ce cas, nous entrons dans la sphère des valeurs philosophiques. Le système judiciaire cherche à faire établir la justice. Alors que notre objectif final [comme journalistes] est la vérité. La vérité et la justice sont quelquefois liées et parfois elles se confondent. Souvent, elles ne le sont pas.
De temps à autre, la vérité [révélée par le journaliste] peut pointer vers quelque chose, mais à cause du fait qu’on n’est pas tous égaux devant la loi, un juge peut prendre une décision [injuste].
Les journalistes ne sont pas des juges ni des procureurs.
Quel conseil donneriez-vous à des journalistes haïtiens qui manquent de compétences, n’ont pas de ressources et qui veulent découvrir les mauvaises actions des officiels ?
Je leur dirai : commencez avec de petites choses. Commencez à marcher et apprenez pendant le processus. N’essayez pas de marquer le but de votre vie dans votre première investigation, ne tentez pas de réaliser la plus grande investigation dans l’histoire du journalisme dans votre premier article.
Ne tentez pas de réaliser la plus grande investigation dans l’histoire du journalisme dans votre premier article.
Apprenez de vos erreurs aussi. Il y a tellement de fois où j’ai foiré mes propres enquêtes. Des fois où j’ai appelé la mauvaise personne ou je n’ai pas eu accès au bon document. J’explosais mes propres investigations.
Aujourd’hui, parce que j’ai appris dans la pratique, des articles qui me prenaient six mois il y a vingt ans, je peux les faire en quinze jours maintenant parce que j’ai de meilleures sources, j’ai plus de talents et j’ai appris de mes erreurs.
Et probablement, dans dix ans, je dirai qu’il y a des choses que j’aurais dû faire différemment.
Vous parliez du coût élevé de votre travail pour votre famille et votre sécurité. Qu’est-ce qui vous motive à persévérer ?
Je n’aime pas qu’on me mente. Un jour, je parlais à ma femme après qu’un de notre ami a perdu la vie alors que sa famille ne lui avait pas dit qu’il faisait fausse route.
J’ai dit à ma femme que je veux tout savoir. Ne me cache pas des informations. Laissez-moi prendre les décisions. Si j’ai le cancer ou n’importe quelle autre maladie, je veux le savoir.
Je pense qu’on est des citoyens. On doit prendre nos propres décisions, nous ne sommes pas des enfants. Dans une société, on doit prendre les décisions ensemble. Qui êtes-vous pour prendre des décisions en mon nom ?
Ma position est que les informations publiques doivent être publiques. Et les citoyens de la société doivent être informés et après, ils peuvent décider. Évidemment, on peut débattre et se demander si les citoyens doivent prendre les décisions tout le temps ou s’ils ne sont pas sujets à la démagogie.
Pensez-vous qu’il y a des sujets que les journalistes d’investigations ne devraient pas toucher ?
Tout n’a pas à être publié. Je n’écris pas sur les choses privées et intimes. Je ne publie pas d’articles sur l’addiction [à la drogue], les amants, les problèmes de santé si ce n’est pas pertinent pour le public. Par exemple, si vous êtes le président d’Argentine et que vous avez le cancer, je vais le publier. Mais si votre fille, qui est mineure, a le cancer, je n’en ferai pas la publication. Par respect, il y a des choses qu’on ne devrait pas publier.
Tout n’a pas à être publié. Je n’écris pas sur les choses privées et intimes.
Les affaires de sécurité nationale nécessitent qu’on attende le bon moment pour les publier. Pour lier cette réponse à ma réponse précédente, je dirais que les informations devraient être publiques et le public doit être informé. Mais au même moment, il y a des sujets qui sont privés et intimes.
[…]
Est-ce normal de ne pas dévoiler à une source potentielle qu’on est un journaliste afin de l’inciter à parler ?
Je m’identifie toujours, absolument. Sinon, je serais en train de tricher. Je m’identifie toujours quand j’effectue un appel téléphonique, c’est aussi le cas quand je suis dans la rue. Si après m’être identifié, la personne décide de parler, super. Sinon, c’est OK. Ça fait partie des règles du jeu.
(…)
Je n’aime pas les caméras cachées, je n’en ai jamais fait usage. Je ne travaille pas non plus pour la télé, donc ce que je fais est différent.
(…)
La bonne chose à faire est de vous présenter comme journaliste et de laisser à la source la décision sur l’étendue de ses propos.
Suivez-vous ce qui se passe en Haïti ?
Je ne suis pas les nouvelles d’Haïti. C’est une honte.
Cette entrevue a été réalisée à Porto Rico le 6 décembre 2019 dans le cadre d’une master class sur l’investigation journalistique organisée par le Centre pour le journalisme d’investigation (CPI) avec le support de FOKAL. Deux journalistes, Roberson Alphonse (Le Nouvelliste, Magik 9) et Widlore Mérancourt, ainsi que la blogueuse Patricia Camilien (La loi de ma bouche) ont pris part aux différentes activités menées les 5, 6, 7 et 8 décembre à San Juan.
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