Aux Cayes, trois bandes de rara disputent la première place dans un concours de musique traditionnelle. Cette compétition organisée dans le cadre du festival Krik-Krak, vise à redynamiser la culture populaire.
Il est six heures moins le quart. Le crépuscule dessine à peine ses traits sur la Place d’Armes des Cayes. Ce samedi devait être l’écho de l’identité haïtienne. L’euphorie ambiante peine à cacher la chaleur que cette après-midi traine derrière elle. Pourtant, Maestro Kelly de l’orchestre « Full Rasta » a des papillons dans l’estomac. Il ne désire qu’une chose: emporter la compétition de musique traditionnelle.
Kelly transpire à grosses gouttes. Mais il déclare qu’il est ferme et sûr du succès de la bande. Ce sentiment n’est pas étranger non plus aux membres des autres orchestres rara Gwo Zouzoun et Déjà, qui convoitent également la coupe. Amazan, lui, semble être indifférent à cette panique partagée. Perché sur la scène face à son pupitre, il contemple vaguement la foule amassée devant lui. En effet, il est l’un des trois juges du concours.
Les doigts crispés sur son vaksen, on croirait que Kelly se prépare à rejouer la Coupe du Monde 1974. « Depi w’ rive ou gentan wè se nou k’ap genyen1 », lance d’une voix peu assurée les instrumentistes de Déjà. En guise de répétition, les danseuses tournicotent leurs reins pour s’assurer de bien rouler au moment du challenge. Kelly quant à lui esquisse quelques notes de musique.
La foule grandit peu à peu et finit par prendre la forme de la rue. Et l’anxiété des concurrents grandit avec elle. Les trois bandes sont originaires des Cayes. Mais le Festival Krik-Krak est l’initiative de quelques Port-au-Princiens qui ressentent la nécessité de faire revivre les traditions dans les Provinces, notamment aux Cayes. Ce soir, la parade s’entremêle à une peur pudique. Elle a l’odeur des vaccines et des tambours mêlés.
Le festival Krik-Krak a fait de la culture et des traditions haïtiennes sa matière première. L’ensemble des manifestations du festival conjuguent la pratique des jeux anciens, les contes et le déploiement des musiques racines. Ce concours de rara exprime cette synergie en assemblant plusieurs bandes qui tournent autour de la Place d’Armes pour imposer leur syncope ambulante.
Le degré d’animation, l’originalité, la sonorité et la participation du public sont les critères retenus par le jury pour désigner le gagnant. Kelly sait qu’il n’a pas droit à l’erreur s’il veut que Full Rasta emporte la victoire. Certains trouvent paradoxal que la plupart des membres de Full Rasta aient les cheveux très courts, en dépit de leur nom. « Lontan non an te sanble nou, paske nou tout te dread2 », rétorque Kelly. Vêtu de l’uniforme de la bande, Full Rasta est inscrit en grandes lettres sur son T-shirt blanc. En attendant le retour des groupes qui défilent, les personnes qui restent en place sont bien entretenues avec du rap créole.
Entre temps, Gwo Zouzoun et Déjà se demandent qui va remporter le premier prix. « Lè gwoup ki sot Pòtoprens yo vin jwe, yo vin ak tout move zespri yo3 », commente un jeune homme en secouant la tête. Dans cette musicalité explosive, un homme à moitié nu souffle dans une flûte à bec dont même lui-même n’entend pas le son. « Sa se yon moun fou4», commente une femme. Chacun s’amuse comme il peut.
Toutes les bandes ont interprété des musiques populaires et ont mis en scène les jeux traditionnels. Elles ont toutes évité les morceaux modernes et les pièces de carnaval, qui sont proscrits par le jury. Alors, comment choisir le gagnant ? La pression monte. Les musiciens attendent impatiemment la délibération du jury. « Yo p’ap bay rezilta yo kounya, paske Ayisyen pa janm aksepe yo pèdi5», affirme un membre de l’organisation
L’enjeu n’est pas seulement les 350 dollars américains ou encore la coupe qu’il faut gagner. C’est surtout sa réputation en ville qu’il s’agit de conserver. Après sa performance, Kelly se désaltère de boissons gazeuses, espérant que le jury tranche dans le plus bref délai. Parmi les membres du jury, Amazan est le premier à prendre la parole. Il rappelle longuement les critères du concours. Les concurrents, eux, n’attendent que les résultats. Amazan poursuit son discours, mais ne dit mot sur le gagnant de la soirée.
La peur se dissipe brusquement, ne laissant derrière elle qu’un souvenir nébuleux, quand Gwo Zouzoun est déclaré troisième. Le public acquiesce. Tout d’un coup, une euphorie s’empare de la foule. C’est confirmé. Full Rasta est le gagnant du concours. Les fanatiques qui ont accompagné le groupe pendant tout le parcours se réjouissent. Le calme est finalement revenu. Les trompettes retentissent à nouveau, comme si le spectacle venait à peine de commencer.
L’important c’est ni de perdre ou gagner. Il fallait juste un prétexte pour remettre l’identité culturelle au centre du débat. Full Rasta ne bénéficie d’aucun sponsor, confie Kelly. Néanmoins, le groupe se contente du peu qu’il gagne. Ce qui compte avant tout pour lui, c’est de mettre en valeur l’âme haïtienne, en encensant les pratiques rituelles du pays. Un pays dont sa plus grande richesse s’exprime parfois dans des concours de province.
1- Tout le monde peut réaliser que c’est nous qui allons gagner.
2- Autrefois, le nom du groupe nous allait bien.
3- Les groupes qui viennent de Port-au-Prince amènent leurs mauvais esprits avec eux.
4- C’est un fou
5- Les résultats seront publiés ultérieurement car les Haïtiens, n’acceptent jamais leur défaite.
Comments