EN UNESOCIÉTÉ

Trip kòde

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J’ai l’impression d’être né affamé et que mon existence entière gravite autour de cette sensation de manque, de non-plein perpétuel dans mes tripes. Je vis pour me trouver à manger. Et lorsque je me trouve quelque chose, je le mange. En général, c’est tout juste de quoi tenir d’ici le lendemain. Je n’avais jamais pensé que la faim déterminerait ainsi mon destin…

Je suis né dans un coin reculé de Jean Rabel, à l’extrémité d’une route poussiéreuse, bordée de bayahondes qui sucent l’eau de la terre. Selon les dires de  ma mère, cela n’avait pas toujours été ainsi. Avant, il y avait les jardins, les arbres fruitiers. Mais, la sécheresse et le charbon de bois ont, tel un tsunami, tout ravagé sur leur passage, laissant une terre dont les entrailles arides sont devenues stériles.

Je suis le deuxième d’une famille de sept enfants. Deux sont morts en bas âge, l’un de la diarrhée, l’autre de faim. Lorsque j’ai vu mon père envelopper ce petit corps malingre sans vie dans une serviette blanche que ma mère conservait depuis des lustres, j’ai compris qu’il fallait à tout prix que je parte. Que j’aille chercher un lavi miyò ailleurs. L’ailleurs des autres était souvent l’infini de la mer et à l’autre bout de Miami.

Moi, mon ailleurs fut Port-au-Prince. Un jour, je m’accrochai à la défense arrière d’un bus qui quittait Jean Rabel pour ne plus jamais y revenir.

J’atterris un dimanche pluvieux de novembre sur le bitume de Port-au-Prince. J’avais respiré avec exaltation les effluves du Bois de Chêne qui charriait toute sortes de fatras et en déversait la plupart sur le bicentenaire. Je trouvai le chaos de Portail Leogâne rassurant, symbole d’activités, de vie, d’espoir, de “brasses”.

Ne connaissant personne à la capitale, je trouvai mon gîte sous les galeries des magasins du Centre-Ville que le tremblement de terre n’avait pas détruit, avec d’autres enfants de mon âge. Le jour, je mendiais, faisais des petits boulots de portefaix pour les madan sara et traînait dans la ville. Je finis par en connaître tous les recoins et les garçons de rue qu’il ne fallait pas énerver. J’avouai que ma famille ne me manqua pas trop et l’idée ne me vint jamais de retourner chez moi. J’avais une certaine rage, surtout envers ma mère, qui augmentait la famille presque chaque année, malgré la misère dans laquelle on croupissait.

Je mangeai plus ou moins bien ma première année dans la rue grâce aux distributions de nourriture faite aux sinistrés, mais un toit me manquait. La chaleur d’un lit, même celui des haillons que je partageais chez moi avec mon grand frère Délince, était préférable aux morceaux de cartons humides qui me servaient de couverture lorsqu’il pleuvait. Mais j’appris à m’en accommoder.

Dans la rue, je vivais libre, indépendant, mais j’avais toujours faim. Je gagnais à peine de quoi manger et parfois, changer de vêtements à Sou Pay était à peine possible. Je pensai un moment à me trouver une marchande de aleken qui pourrait m’assurer un plat chaud tous les jours en échange de menus services. Mais ces grosses madones avaient une telle méfiance envers les enfants de la rue qu’aucune n’acceptât ma proposition. Elles craignaient de se faire dépouiller un beau jour.

Les rares jours où j’avais le ventre plein, je commetais des bêtises. Ce fut un de ces jours où ayant « trouvé » une bourse au Centre-Ville que je me payai un dîner de roi et engrossai Marceline. J’ignore son âge, mais avec son corps de femme, presque tous les garçons du groupe avait dû, un jour, coucher avec elle. Marceline traînait avec nous depuis toujours, et selon les autres, elle était née dans la rue d’une mère folle. Lorsque Marceline vint m’annoncer qu’elle était enceinte, je fus le premier à m’étonner, à lui demander ce qu’elle comptait faire alors que j’aurais dû foutre le camp. Neuf mois plus tard, je me retrouvai dans une bicoque de la Saline, père adolescent au chômage. La bicoque, les préparations pour la venue du bébé, Marceline avait presque tout géré par elle-même avec l’aide d’autres filles du groupe. Le maigre butin que me rapportèrent mes petits boulots servit quand même à payer la sage-femme.

Lorsqu’on me demanda d’entrer pour voir le bébé, mon estomac se noua en découvrant le petit humain enveloppé dans la serviette. Une serviette comme celle où mon père avait enveloppé mon petit frère mort de faim… Le bébé était chétif. La sage-femme m’expliqua que c’était parce que Marceline n’avait pas assez mangé durant la grossesse. Elle ajouta que la jeune maman devait manger du petit-mil pour faire monter le lait et aussi beaucoup de légumes et du fwa kabrit car elle était anémiée. Le bébé se mit à brailler, une voisine nous fit remarquer qu’il devait avoir faim. J’avais mangé depuis la matinée, et là, il était trois heures. Mais pour la première fois je ne pensais pas à moi. Je déposai le bébé auprès de Marceline qui reposait blafarde sur le petit lit en fer et sortis.

Lorsque je revins, je préparai à manger à Marceline qui voulut savoir où j’avais trouvé l’argent. Je ne lui répondis pas et la regarda donner le sein à ma fille. Lorsque le bébé s’endormit, je me penchai sur elle pour voir son visage. Elle esquissa comme une grimace, Marceline me chuchotât qu’elle venait de sourire parce qu’elle était repue. La remarque me troublât.

Je sortis sans mot dire. Il faisait noir et j’avais faim. J’avais à peine pu trouver de quoi préparer à manger à Marceline. Maintenant il fallait que je pense aussi à nourrir ma fille. Je tremblai. Ma fille…

Je rentrai pour prendre quelque chose sous le matelas du lit en fer forgé et promis à Marceline de revenir vite. Une fois dehors, je sortis l’arme du sachet et le glissai dans ma ceinture. Le contact froid du fer contre ma peau m’effraya. Je repensai au visage de ma fille. Je repensai à mon petit frère mort de faim. Je repensai à mes parents qui, s’ils n’avaient pas encore crevé de faim, termineraient leur jour avec du pain et de l’eau sucrée comme plat de résistance. Je repensai à la rue.

En dix-huit ans d’existence, je vivais dans un pays où aucune autorité ne semblait se préoccuper du fait que des gens comme moi se levaient et se couchaient avec un sel sous la langue. Pour avoir le courage de ce que j’allais faire sous les conseils de Kalibous, le chef du groupe qui m’avait prêté l’arme, je repensai au visage de ma fille que je voulais encore voir sourire parce qu’elle avait le ventre plein…

La faim me tenaillant les tripes, je disparus dans la nuit.

Jowànn Elima Chachoute

Image: Uriel Sinai

J'écris parce que le monde est dégueulasse. Le jour où il ne le sera plus, je me mettrai au chant!

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