Je vis dans cette ville faite de contrastes où mille réalités s’enchevêtrent, où toutes les facettes de la vie sont présentes et palpables. Cette métropole où toutes les émotions se manifestent : l’amour, la haine, la jalousie, l’hypocrisie, la colère et le mépris. Où l’on peut tout expérimenter : drogue, orgies et exotisme. Une ville où la sexualité est taboue dans les conversations pendant le jour, pourtant à la nuit tombée les masques tombent, on peut tout se permettre, le plaisir ou le vice.
Quelle est la vue qui s’offre à vous en vous réveillant le matin ? Avec quelle paire de lunettes vous regardez la Ville des Princes ? Cette ville qui, il y a plus de deux siècles, recevait des cargaisons d’esclaves par milliers. Qu’est-ce que cette ville vous inspire ? Bonheur ? Dégoût ?
De mon côté, j’ai vu quelques-unes de ses facettes. L’amour et la haine dans une danse endiablée. La violence dans sa version la plus brute. La richesse côtoyant langoureusement la pauvreté. Ce soir, je dors avec la baie de Port-au-Prince en toile de fond. La mer, masse argentée, caresse les racines de l’horizon. Un Port-au-Prince boisé, vert, nonchalant, où le vent circule mielleusement dans les arbres s’offre à mon admiration. Oui, ce Port-au-Prince-là existe, aussi concret que celui dans lequel les crimes sont commis en plein jour. Cette ville qui est remplie de bidonvilles, dans lesquelles dix personnes dorment dans une chambre exiguë, où deux cents 200 prisonniers croupissent dans une cellule construite préalablement pour dix.
Il y a ce Port-au-Prince des nantis, où la nourriture n’est ni un défi ni une nécessité mais juste une énième activité du quotidien. Ce Port-au-Prince où l’argent coule, où on change de voiture tous les hivers, où on a déjà visité les plus grandes villes du monde.
Paradoxalement, Il y a ce Port-au-Prince de privation, où l’on ne rêve que de nourriture, où manger un plat chaud représente un parcours du combattant quotidien. Ce Port-au-Prince où l’argent se fait très rare, où l’on vit en dessous d’un dollar par jour. Où le strict minimum est luxe et folie. Où pour combler l’errance et l’oisiveté, certains se réfugient dans la consommation de drogue.
Il y a ce Port-au-Prince des opportunistes, où se frottent sénateurs, députés et ministres, militants et activistes politiques, journalistes et autres assoiffés de pouvoir et de reconnaissance.
Ce Port-au-Prince, vous n’y avez pas droit ! Vous ne le verrez pas non plus à la télé. Dans cette arène se joue le devenir du pays, entre rasade de rhum et barbecue autour de la piscine le samedi soir. Les uns connaissant les petits penchants des autres, les postes se vendent ou sont offerts aux amis ou aux parents. Les millions y brûlent comme des feux de paille.
Il y a ce Port-au-Prince des rêveurs, où se mêlent écrivains, éditeurs, peintres, danseurs, acteurs, mannequins, journalistes. Ceux-là se rencontrent, trinquent, fument, baisent, se congratulent et s’enorgueillissent. Ils trinquent à la parution d’un livre, célèbrent un défilé de mode, critiquent le prochain album d’un musicien. Ceux-là, planqués derrière leur narcissisme, donnent encore un sens au quotidien à travers leurs œuvres. De leur trône, ils décident qui sera en couverture, qui mérite leur approbation, qui mérite une bonne presse ou qui mérite d’être écrasé à plate couture.
Il y a ce Port-au-Prince puant, où tout diplôme venant de l’étranger vaut plus qu’un diplôme d’une université locale, là où un étranger est cent fois mieux payé qu’un professionnel haïtien. Ce Port-au-Prince de caste. Ce Port-au-Prince où toutes les portes vous sont ouvertes parce que votre peau est plus claire que celle des autres et que vous descendez d’une certaine lignée. Ce Port-au-Prince, où un professionnel qualifié, est au chômage. Où l’on doit coucher pour le poste malgré ses nombreux diplômes aux mentions qui font rougir.
Il y a ce Port-au-Prince évanescent, où l’on ne rêve que de l’ailleurs, où beaucoup sont déjà partis vers leur eldorado imaginaire : le Brésil, le Chili, l’Argentine, la République Dominicaine, les Bahamas.
Il y a ce Port-au-Prince des puissants que rien ne peut arrêter. Il y a ce Port-au-Prince des victimes qui paient de leur sang les lubies des puissants.
Il y a ce Port-au-Prince où je suis fin observateur des tendances, buveur invétéré de café ou de vin, si le temps s’y prête, amant de littérature, griffonnant sur mon calepin tout ce qui me passe sous les yeux.
Quelle facette de Port-au-Prince s’offre à vos yeux ?
Soucaneau Gabriel
Image: Joestrippin
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