Récemment, mon professeur de Nanomatériel, suite à l’une de mes présentations, insista que je la rencontre à son bureau. Un peu surpris et intrigué par l’invitation, je restai assis et attentif pendant une quinzaine de minutes, admirant la passion qu’elle exprimait pour ses élèves et son travail. Elle m’expliquait entre autres, que les étudiants de cette promotion attiraient beaucoup son attention, de par leur dévouement, leur éthique et leur engagement à l’excellence.
Elle s’absenta quelques minutes pour aller chercher un café au rez-de-chaussée et à son retour, elle me questionna sur mes projets à venir. Que comptais-je faire après l’obtention de mon diplôme en génie chimique ? D’un ton ferme et confiant, ma réponse fut la suivante : « Je retourne chez moi, en Haïti ! ». Eblouie et choquée par ma réponse, elle déposa lentement sa tasse, prit un temps de réflexion, puis m’interrogea sur les facteurs justifiant une telle décision alors que les opportunités aux États-Unis défileraient sous mes yeux à la fin de mes études. Elle énuméra une multitude de possibilités et d’avantages auxquels j’étais susceptible de tourner le dos. Elle semblait persuadée que le milieu professionnel américain conviendrait davantage à mon profil. Puis, subitement elle cassa son élan elogieux des opportunités chez l’oncle Sam pour me permettre d’expliquer mon choix. Et encore une fois, ma répartie ne se fit pas attendre : « Je suis sûr que des opportunités se présenteront à moi aux États-Unis, mais j’aimerais créer des opportunités pour les gens de mon pays et pour ceux dont la vie, pour le moment, chronométrée et stagnante, n’a jamais laissée la ligne de départ ». J’apercus sur son visage l’expression de son admiration.
Suite à cette conversation, je me suis efforcé de mettre en perspective le point de vue de ma professeure. Elle a sans doute raison. Les trains d’idées et toutes les suggestions qui ont découlé de notre rencontre m’ont mis devant une évidente réalité. J’ai compris que retourner en Haïti après mes études étaient comparables à se jeter au beau milieu de la mer alors qu’on est en bateau avec une vue claire de la côte. Sa réaction était-elle liée au fait qu’elle était imbue de la situation d’Haïti ou était-ce simplement l’idée de laisser la première puissance du monde pour l’un des pays les plus pauvres qu’elle n’arrivait pas à saisir ? Dans les deux cas, les raisonnements sont valides. Vivre en Haïti est un choix difficile à faire.
L’insécurité constitue une barrière psychologique qui force chaque composante de ce pays à évoluer dans un espace confiné. On parle d’un pays bien sûr où l’accès à l’eau potable est jusqu’à présent un privilège, où le trajet de Bourdon à Pétion-Ville équivaut en heures, certain jour au trajet de Cayes à Port-au-Prince, soit une distance de 196 km.
De manière assez surprenante et malgré ce macabre portrait, c’est le pays où je veux évoluer et continuer à grandir. Mes défis et perspectives, souvent personnels, contrebalancent cette sombre réalité haïtienne.
Avant même de laisser son bureau, je me sentis encore plus convaincu de ma décision de retourner chez moi une fois les études terminées. Une demi-heure de discussion démontrant comment j’ai appris à aimer mon pays et le peuple haïtien, comment j’ai bâti mes projets, ma définition du mot succès, et les moyens que j’ai définis pour atteindre mes objectifs ont complètement changé sa position et ses appréhensions sur mon futur. Les points les plus importants mentionnés furent les suivants :
- J’ai passé près de 8 mois comme interprète pour une agence qui travaillait étroitement avec des ONG. J’ai eu l’opportunité de visiter 9 des 10 départements et d’avoir des entretiens avec des villageois qui m’ont appris les valeurs du vivre- ensemble et la différence existant entre vivre et survivre. Ces 8 mois ont concocté en moi une appréciation pertinente pour ceux qui luttent et s’investissent dans le pays malgré les circonstances les plus difficiles. J’ai observé une mère et ses 4 enfants marcher 3 heures et demie par jour pour ramener de l’eau potable, pendant que le père, dans une initiative communautaire, creusait un puits avant de se rendre sur ses propriétés agricoles où il passait ses journées. La fille ainée eut à m’expliquer que ce scénario se reproduisait tous les jours depuis les 3 dernières années.
- Les deux dernières vacances d’été ont marqué la fondation de ma carrière professionnelle. J’ai eu la chance d’évoluer dans deux entreprises différentes comme stagiaire. Ces deux opportunités me servent dans mes choix et orientations pour mes futurs projets. Elles m’ont aussi permis de comprendre la mentalité du travailleur haïtien, de la perception en ce qui a trait au rôle de la femme dans l’espace de travail, de l’absence des outils importants pour une prospérité économique, etc. J’ai aussi réalisé que certains ne font pas les choses comme il faudrait, tout simplement parce qu’ils n’ont pas le savoir-faire. Je me rappelle des heures de lunch marquées de débats chaotiques liés à ma perception du rôle que les femmes peuvent et doivent jouer dans notre société. Ces discussions ont poussé d’autres stagiaires à partager leurs idées et expériences. Naïf ou pas, je continue à croire que l’injection de nouvelles philosophies et perspectives ne peut qu’agencer de nouvelles approches pour le bien-être du pays.
- Mon dernier point se réfère à l’anecdocte suivante: Quand j’avais à peu près douze ans, ma grand-mère du côté paternel, après un repas, racontait ce qu’elle a dû endurer pour garantir le meilleur avenir à mon papa. Mon grand-père, décédé alors que mon père n’était âgé que de 11 ans, ne lui avait rien laissé comme bien. Elle a dû se battre, surmonter l’impossible et utiliser le peu qu’elle avait pour assurer chaque minute de succès de son fils. Avec un niveau d’éducation modeste, ses options étaient très limitées. Elle me conta ses longues journées à vendre au marché pour payer la scolarité de ses enfants. A aucun moment, elle n’a eu la moindre intention de baisser les bras.
Donc, si un jeune comme moi, plein de fougue, qui a eu la possibilité d’étudier ailleurs, et qui a eu la chance de grandir et de connaître Haïti, tourne son dos au pays, qui apportera donc ce changement tant voulu ? Serions-nous confortables à exiger ce changement de gens sans la moindre idée de leurs taches quand ceux qui sont capables tournent aussi leur dos ? Que serait mon père aujourd’hui, si ma grand-mère avait accepté la situation telle quelle après la mort du pilier financier de la famille ?
En laissant son bureau, ma professeure mit sa main sur mon épaule, pour me dire qu’elle était fière de moi et qu’elle serait toujours disponible pour m’aider. Avant même d’enfiler mon manteau, elle tira ce collier avec une médaille de l’Allemagne cachée régulièrement sous sa blouse. D’un air déçu, elle dit : « Olivier, je reçois des dizaines de distinction et de plaque d’honneur de la communauté scientifique chaque année, et je suis sure que le panel définit tous ces accomplissements comme un succès incontestable. Cependant, mon plus grand regret est le fait que j’ai tourné mon dos à l’Allemagne durant la période tumultueuse qui suivit le régime d’Hitler… eh oui, l’Allemagne est prospère aujourd’hui, mais je n’ai posé aucun pion pour sa renaissance ». Touché par ses propos, en fermant la porte, une chose était sûre : J’accepte que les chances de succès ne soient pas données à tout le monde, mais je choisis de définir mon succès par rapport à l’impact que je peux avoir en touchant les vies de ceux qui n’auraient jamais eu la chance de survivre si j’avais décidé de tourner mon dos au pays. Bien sûr, par moment, je suis dégouté par le pays, attristé par l’incompétence de nos dirigeants, intimidé par l’insécurité des rues de Port-au-Prince. Je reste cependant confiant que le pays ne peut rester indéfiniment abattu. J’ai beaucoup d’aspirations, mais une Haïti changée figure sur la page numéro 1 du livre de mes rêves. Ainsi, si j’échoue, ce n’est que mon dévouement qui m’aura trahi.
Olivier Pierre
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