Le Monde a demandé à six auteurs de choisir un ou plusieurs événements qui, selon eux, ont marqué ces dix dernières années. L’écrivaine Yanick Lahens, Prix Femina 2014, a choisi d’évoquer le séisme du 12 janvier 2010. Elle partage sa tribune avec Ayibopost
« Le 12 janvier 2010 à 16 heures 53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait ses couleurs de fin et de commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarante secondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et de sang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeux révulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferrailles et de poussière, ses viscères et son sang » (Failles, éd. Sabine Wespieser, 2010).
A l’orée de cette décennie, ce séisme m’a frappée de plein fouet. J’ai perdu pied, vacillé, quelques heures, quelques jours, trébuchant vers des repères qui m’avaient laissée en plan, marqué des pauses pour que mon cœur reprenne sa place là, entre mes poumons, et bridé un trépignement, sans trêve aucune, de mes pensées. Je ne me suis jamais totalement remise de cet ébranlement et tant mieux. Parce que je ne veux guérir ni de l’amour de ce lieu, ni de l’amour des gens, ni de celui du monde. Je n’écris que pour tenter de faire le tour impossible de ce lieu, des gens, du monde. Ecrire le séisme a été pour moi un acte d’amour.
Le métabolisme du monde demeure silencieux et lointain tant que des événements de ce genre ne viennent nous rappeler que la Terre vit. Qu’elle a un âge, qu’elle passe par des cycles. Qu’une fois surgie d’une étrange soupe biochimique, la vie s’est disséminée. Le temps commençait son lent travail de dévoration.
Russell Banks évoque, dans Continents à la dérive (Actes Sud, 2016), la nécessité de l’héroïsme : « Continuer, simplement poursuivre son existence, avec l’entropie qui est là à guetter, prend du même coup l’allure d’un acte d’héroïsme ancien et comme biblique ». Camus s’était demandé comment « régler sa conduite face à un tel constat » (Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942). Mais incendies de forêt, inondations, fonte des glaciers, acidification des eaux, pollution de l’air ne cessent d’attester combien nous avons plutôt porté main forte aux anges noirs de l’entropie et perdu la mesure de notre âge géologique.
Le vivant nous guette
Nous pipons nous-mêmes les dés, déambulant dans ce monde, fiers et aveugles, oubliant que nous ne sommes qu’un des derniers surgissements de ce vivant. Sans nous douter que le vivant nous guette. Qu’il a existé avant nous et qu’il nous survivra.
En voulant faire place nette pour bétonner, entasser, calibrer et chiffrer le monde à tout-va, nous avons aussi perdu la mesure de l’espèce. Les données récentes, à la fois sur le net recul de la variété du vivant et sur la puissance de ce vivant tout autour de nous, auraient dû pourtant nous rappeler à une modestie et à une écoute.
La colonisation a été, de ce point de vue, une opération de dévoration du vivant, hommes, faune, flore, à grande échelle. Des penseurs de la décolonialité, particulièrement en Amérique latine, comme l’anthropologue Arturo Escobar, définissent une écologie qui se fonde non sur une pensée binaire chère à la modernité, mais relationnelle, récusant la distinction entre le moi et son environnement.
Les peuples premiers, les artistes et les sages de toutes les civilisations le savent depuis toujours. Saurons-nous, au Nord comme au Sud, tirer des enseignements pour des avancées qui tiennent compte d’un usage responsable des ressources ? Je ne sais pas.
La pauvreté a une genèse
« Livrée, déshabillée, nue, Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise à nu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sa pauvreté » (Failles). La pauvreté a une genèse et la décennie nous en a fait une démonstration sans appel.
Haïti tient une place exemplaire dans toute généalogie de la fabrique moderne de la pauvreté. Haïti, un centre, à cause de sa révolution qui a remis en question la colonisation, l’esclavage et le racisme. Haïti, moule et matrice des rapports Nord-Sud mis en place par le système économique et politique conçu par la modernité, dont beaucoup rechignent à faire un bilan d’un autre type.
Haïti a connu, avant tous les autres pays du Sud, l’embargo, la spirale infernale de la dette et la logique mortifère de l’aide. L’essoufflement de ce modèle n’est pas étranger aux soubresauts qui ont ponctué l’année 2019, en Haïti et ailleurs sur la planète, au Chili, au Liban et en Algérie. Mais les mécanismes mis en œuvre pour passer sous silence l’actualité haïtienne d’aujourd’hui sont les mêmes qui ont occulté la révolution de 1804.
Mais pourquoi Haïti existe-t-elle encore ? Parce qu’une majorité de la population, en tournant le dos aux modes de production, au modèle politique, à la culture de la plantation, a créé une civilisation du peu, du partage, du commun, de la petite propriété et de l’agriculture diversifiée. Face aux pouvoirs pour lesquels, souligne le sociologue Jean Casimir, « son existence n’était ni concevable ni désirable » (Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens, 2018), elle a survécu en ayant appris à être invisible « comme une flamme dans l’incendie de l’enfer » (Bain de lune, éd. Sabine Wespieser, 2014).
L’immigration est fille de la dévoration
« Cela fait deux siècles que cette majorité ne croit plus ni aux gouvernements ni aux promesses des hommes politiques, ni à celles des pouvoirs économiques, ni à moi ni à vous. Quand il lui est arrivé de croire, elle a toujours vite déchanté. La défiance est aujourd’hui endémique, structurelle… Ce flair est bien plus qu’une posture, mieux qu’une stratégie, c’est un savoir » (Failles). La nouvelle génération urbanisée, informée, interconnectée, réclame ses droits en plein jour et veut que ce savoir mis à mal aujourd’hui par la corruption éhontée, la paupérisation urbaine accélérée et la violence qu’elle génère aide à construire un nouveau paradigme du vivre-ensemble.
Les anges de la dévoration ont également produit des Sud dans le Nord. Des exclus de métropoles du Nord disent eux aussi leur colère, de même que leur défiance vis-à-vis de la démocratie représentative. La décennie est, de ce point de vue, riche de leçons dans ce qu’elle oblige à reconsidérer en profondeur.
Comment ne pas s’attendre à ce que des hommes et des femmes fuient leur pays quand celui-ci est rendu inhabitable par les politiques internationales et nationales de dévoration.
L’immigration est fille de la dévoration. Mais entendons-nous. La majorité des gens habitent chez eux. Et les pays pauvres, non sans conflits quelquefois, reçoivent plus de migrants que les pays riches. La question migratoire, qui se retrouve au cœur de tous les débats électoraux dans les pays du Nord, met à nu, s’il fallait encore le démontrer, les limites de l’idée d’universel qui sous-tend ce monde-là.
Remettre en question l’universel
La voix de bien des chercheurs du Sud, remettant en question cet universel, est devenue plus audible ces dernières années. Parce que l’humaine condition se décline de bien des façons, ils et elles disent cette nécessité de se penser par soi-même, de défaire et de déplacer les catégories dans lesquels les autres nous ont enfermés jusque-là.
Nécessité qui n’exclut en rien le dialogue avec ces autres. Je pense à Michel-Rolph Trouillot, à Edward Said, à Kimberlé Crenshaw, à Achille Mbembe, à Jean Casimir, à Walter Mignolo, à bell hooks, à Edouard Glissant, à Homi Bhabha, à Laënnec Hurbon.
La dénonciation des actes de violence et de discrimination dont sont victimes les femmes partout dans le monde est une avancée de cette décennie qui doit être soutenue. Sans relâche. Car rien n’est jamais acquis, même quand les femmes ont gagné en visibilité, en responsabilité et en pouvoir dans bien des domaines. Je pense aux femmes qui sont devenues chefs d’Etat en Amérique latine, en Afrique ou en Europe du Nord, aux combattantes kurdes, aux jeunes femmes qui défilent dans les rues en Irak, au Chili, au Liban, en Haïti. Mais je pense particulièrement à leur présence majoritaire dans des Parlements au Rwanda ou en Ethiopie, alors que certains pays du Nord peinent à atteindre les 30 % de représentation féminine en ma matière.
Quand Joyeuse, dans La Couleur de l’aube, dit : « Tant que Mère existe, la fin du monde n’aura pas lieu », elle évoque une femme du milieu populaire, chef d’une famille monoparentale, produit des anciennes sociétés esclavagistes afro-caribéennes, vulnérable mais puissante, centrale, en dépit du joug simultané de plusieurs oppressions : de classe, de race et de sexe.
Malgré ces avancées politiques significatives dans le monde et en dépit des éclairages pertinents de l’intersectionnalité (mot aussi caricaturé que celui de décolonialité), un discours perdure, qui voudrait qu’il n’y ait qu’un unique féminisme, celui qui descend de Simone de Beauvoir ou de Kate Millett. Hors de ce destin point de salut, point de liberté, point de responsabilité, point de pouvoir. Il y a là un débat à creuser.
Immense privilège
Ah ! Vous vivez en Haïti, une personne comme vous ? Oui, mais attendez, à votre avis, elles sont comment, les personnes qui vivent en Haïti ? J’ai choisi de vivre en Haïti, non pour y être assignée à résidence (le monde m’enchante), mais parce que je le voulais et surtout parce que je le pouvais. Et c’est un immense privilège. Non point par bravade parce qu’y vivre est devenu dangereux, mais parce qu’on y voit le monde à partir d’une perspective qui est celle de la majorité de l’humanité, et cela n’a pas de prix pour comprendre ce qui vient.
On y apprend aussi la patience. Elle n’exclut ni le courage, ni la colère, ni l’action, encore moins la joie. La patience n’est pas un renoncement. C’est même son contraire. Elle est puissance et douceur, toutes deux agissantes. Quelques fois, elle n’attend rien. Elle sait que l’espoir n’est pas la seule réponse.
Les créateurs d’ici en ont fait leur affaire, eux et elles qui persistent dans une beauté debout. Moi, je fais avec les mots et, comme le poète Reiner Kunze (Un jour sur la terre, Cheyne, 2001), je me dis qu’« au printemps il y aura des poèmes et des oiseaux ».
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