Abandonnées par l’État, ces maisons remarquables qui surplombaient certains quartiers de Port-au-Prince n’existent presque plus. Divers facteurs expliquent leur lente disparition
Considérées comme faisant partie du patrimoine architectural haïtien, les maisons gingerbread sont toutes au péril. En 2015, selon une enquête menée par Columbia University et appuyée par la Fondation Connaissance et Liberté (FOKAL) et World Monuments Fund, l’on a dénombré plus de 350 de ces constructions à Port-au-Prince.
L’enquête s’étendait sur le quartier de gingerbread ainsi défini par l’Institut du patrimoine national (ISPAN) : Bois-Verna, Turgeau, Pacot, Bolosse, Bas Peu-de-chose et Carrefour-Feuilles. Parmi le nombre de ces édifices recensés à l’époque, 94 % étaient occupés, 46 % étaient en bon état, 59 % ont été effondrées.
Que sont les gingerbread ?
La construction de ces résidences date des années 1900. Des architectes haïtiens venant de l’École d’Architecture de Paris ont doté le pays de ces édifices réalisés avec des matériaux comme le bois, la brique et la chaux. Ces maisons témoignent d’une réalité purement haïtienne avec des clôtures basses et des barrières en grillages légères sur la rue, de grandes cours et des galeries attrayantes.
Bien que les ginberbread étaient bien charpentées avec des toitures ayant des pentes bien calculées, elles ne pouvaient pas résister aux intempéries des années 1950
« Les édifices en bois qui dominaient Port-au-Prince dans les années 1950 ont succombé au feu à cause de la conjoncture politique qui se développait à l’époque. Du coup, il y a eu en Haïti [au XXe siècle] une combinaison de la maçonnerie et du bois dans les constructions avec la fameuse croix Saint-André. Ce sont les gingerbread », explique l’ingénieur Chantal Agénor Rabel.
« Bien que ces architectures locales étaient bien charpentées avec des toitures ayant des pentes bien calculées, elles ne pouvaient pas résister aux intempéries des années 1950. Les gingerbread vont céder la place à des édifices construits en béton armé », fait savoir l’ingénieur Rabel.
De nos jours, les quelques gingerbread encore debout dans le paysage haïtien sont menacés par la putréfaction des bois, le coût élevé que pose leur restauration et les intempéries. Diverses raisons expliquent, selon Farah François Hyppolite, architecte dans un projet de préservation de patrimoine bâti à FOKAL, pourquoi des enjeux fonciers rentrent aussi parmi les éléments qui pourraient causer la disparition de ces expressions culturelles et architecturales.
Des terrains convoités
« L’expansion de la ville a poussé les propriétaires de ces maisons à les abandonner pour se construire de nouvelles maisons dans de nouveaux quartiers résidentiels à Delmas, Pétion-ville, Thomassin ; loin des tumultes du centre-ville qui s’élargit de plus en plus », explique Hyppolite.
Ces maisons ont été louées ou vendues par les premiers propriétaires et ont largement servi à héberger des services comme des écoles, bureaux, cliniques. L’architecte qui a aussi une maîtrise en architecture tropicale et caribéenne pense que les usages inappropriés de ces maisons qui ont été construites pour héberger une famille ont contribué à leur destruction.
Aussi, la génération des premiers propriétaires de ces maisons est en voie de disparition. Les gingerbread qui n’étaient pas vendus ont donc subi « le partage de l’héritage qui entraîne automatiquement la vente de ces propriétés à des personnes qui n’y sont pas attachées ».
Les nouveaux propriétaires qui, selon l’architecte Hyppolite, visent la rentabilisation de leur investissement font des modifications et des ajouts qui dénaturent souvent ces types de constructions. Parfois, ils procèdent à leurs destructions pour faire place à de nouvelles constructions plus lucratives. « Même si l’investissement de départ est important, mais le profit reste toutefois plus intéressant pour les nouveaux propriétaires d’autant plus que ces terrains ne font que prendre plus de valeur au fil des ans », remarque-t-elle.
La rénovation coûte cher
De nos jours, l’architecture des édifices en béton armé est en vogue en Haïti. Ils ont un caractère moderne qui leur confère une image prestigieuse alors que les maisons en bois comme les gingerbread paraissent vieillottes et désuètes.
Le béton est devenu un matériau beaucoup plus avantageux que le bois, la tôle ou la maçonnerie de briques ou de roches à la chaux. Il est résistant au feu et aux cyclones beaucoup plus que les anciennes structures gingerbread.
Les édifices en béton armé offrent de nombreux avantages. L’ingénieur Chantal Agenor Rabel cite par exemple qu’ils ne demandent pas d’entretien aussi fréquent et coûteux qu’une structure en bois. « Le béton a une durée de vie de 100 ans et permet d’avoir des maisons plus spacieuses et d’en faire plusieurs étages. Mais, les structures en bois ont une durée de vie encore plus longue quand il y a un entretien adéquat qui se fait régulièrement » dit l’ingénieur Rabel qui enseigne à la faculté des sciences (FDS) de l’Université d’État d’Haïti (UEH).
Parallèlement, signale l’architecte Hyppolite, les édifices en béton armé sont facilement mis en œuvre de nos jours par des professionnels de la construction alors qu’il est extrêmement difficile de trouver un charpentier compétent capable de monter une structure en bois de qualité.
La diminution voire l’absence de ces chantiers implique la disparition des matériaux utilisés dans leurs constructions sur le marché. La logique de tout marché réside dans le dualisme entre l’offre et la demande. « Les matériaux de construction de ces maisons n’étant plus demandés, ils sont devenus rares et chers », explique l’architecte.
Plus loin, elle évoque l’absence des industries fabriquant ces matériaux sur le marché. « Les fabriques de briques ont fermé leurs portes, la production de chaux est restée artisanale (alors que dans d’autres pays de l’Amérique latine elle est industrialisée et exportée), le bois de qualité n’est obtenu que sur commande, car le bois en vente usuellement dans les quincailleries est de piètre qualité », a longuement expliqué l’architecte Hyppolite qui juge que si rien n’est fait par l’État, les gingerbread finiront par disparaître.
Des patrimoines architecturaux
Port-au-Prince a pratiquement perdu tout son patrimoine architectural lors du tremblement de terre du 12 janvier 2010. Le palais national comme structure emblématique n’a pas résisté aux secousses du cataclysme. « Cela dit, les quelques gingerbread restants forment des vestiges architecturaux de Port-au-Prince », croit l’architecte qui a fait sa spécialisation en planification urbaine avec système d’information géospatiale.
L’État haïtien via l’ISPAN ne considère pas les gingerbread comme des patrimoines nationaux vivants du pays. L’organisation américaine World Monuments Watch qui travaille dans ce domaine depuis 1965 donne à ces maisons une importance qu’on ne les a pas attribuées localement. Cette entité a listé les gingerbread d’Haïti parmi les sites du patrimoine culturel à risque qui combinent une grande importance historique avec un impact social contemporain.
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« Ce sont des témoins d’une époque, un héritage précieux parce que c’est l’expression d’une architecture haïtienne, construite par et pour des Haïtiens et adaptée à notre climat, notre culture. Ces maisons sont parasismiques et paracycloniques, ce sont des modèles qui devraient être étudiés dans nos facultés de génie et d’architecture », poursuit l’architecte.
D’autres pays dans la Caraïbe gardent l’image des anciens bâtiments construits comme patrimoine historique. Ce fut, par exemple, le cas pour la Zona Colonial considérée comme le quartier historique en République Dominicaine. Ce quartier s’étend sur environ cinq kilomètres carrés à Santo Domingo et attire annuellement des milliers de visiteurs.
Des perspectives
Après le Musée du panthéon national haïtien (MUPANAH) au Champ-de-Mars, Port-au-Prince, n’a donc pas de lieu touristique à visiter. « Le quartier gingerbread peut être une bonne destination touristique si l’État accepte de prendre en main son rôle dans la sauvegarde de ce patrimoine », estime Hyppolite.
L’État devrait accorder un statut spécial à ces maisons qui pour le moment ont la même considération que toutes les maisons privées. En ce sens, les propriétaires peuvent en faire tout ce qu’ils veulent sans rendre de compte à quiconque.
L’architecte pense que l’État devrait soutenir les propriétaires dans leur volonté de conserver, restaurer et entretenir leurs maisons en leur accordant des subventions ou des allègements fiscaux. « Que l’État donne le ton en acquérant certaines de ces maisons afin d’y loger des institutions telles que l’ISPAN, le Ministère du Tourisme », suggère Farah François Hyppolite.
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