La France célèbre un homme dont le nom signifie racisme et rétablissement de l’esclavage dans les anciennes colonies françaises. Que dit cette décision sur ce pays ?
5 mai marquait les 200 ans de la mort de Napoléon Bonaparte. L’homme ne faisait guère l’unanimité pendant sa vie. Deux centenaires après, son héritage divise, au-delà de la France.
« Les Haïtiens se souviennent de Napoléon Bonaparte comme d’un raciste », tance Pierre Buteau.
L’historien fait référence aux luttes menées par les esclaves de Saint-Domingue, depuis 1791 qui forceront une proclamation de l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises deux ans plus tard.
En 1802, Napoléon Bonaparte revient sur cette décision. La France devient alors le seul pays au monde à avoir réintroduit l’esclavage après son abolition.
Ce passage en force se heurtera à une implacable résistance en Haïti, en Guadeloupe et en Martinique. Menés d’abord par Toussaint Louverture – mort en France après son arrestation sur ordre de Napoléon – puis par Jean Jacques Dessalines, les esclaves et anciens libres de Saint-Domingue combattront la puissante armée française pour proclamer en 1804 la première République noire au monde et le premier État indépendant de la Caraïbe.
« Pour la France et pour Napoléon, continue Pierre Buteau, Haïti n’est pas un bon souvenir. C’est là qu’il a perdu une des colonies les plus riches dans le système colonial occidental de l’époque. En plus, il l’a perdue de façon retentissante. La dernière bataille de Vertières qu’il a perdue a ouvert le monde sur de nouvelles voies. »
Les implications de la révolution haïtienne sont cataclysmiques, pour l’époque. La révolution française de 1789 proclamait libres et égaux « tous les hommes ». Les centaines de milliers d’êtres humains sous le joug de l’esclavage dans les multiples colonies n’en faisaient pas partie. Les femmes non plus.
En 1776, les Américains disaient aussi que les hommes, tous, étaient « nés égaux ». Alors qu’il écrivait cette phrase dans la Constitution des États-Unis, Thomas Jefferson avait plusieurs esclaves dans sa maison, dont certains étaient membres de sa propre famille.
« Haïti est sans doute le berceau du monde moderne, déclare l’historienne Crystal Eddins, de l’université Charlotte, aux États-Unis. On ne peut plus parler de problèmes liés à l’esclavage et à la liberté, à la lutte anticoloniale, à l’activité révolutionnaire et à la justice raciale sans évoquer – ou, plus décisivement, sans centrer la discussion autour de – la Révolution haïtienne. »
Guerrier chevronné, Napoléon Bonaparte prenait le rétablissement de l’esclavage très au sérieux. Il a délégué pour cette mission le féroce général Charles Victoire Emmanuel Leclerc, époux de sa sœur, Pauline Bonaparte. Incapables d’enchainer à nouveau les anciens esclaves, les soldats de cette expédition française feront de la cruauté leur arme favorite. Des chiens dressés pour manger des Noirs seront rappelés à la rescousse. Mais aussi des chambres à gaz, pour étouffer les révolutionnaires captifs.
« Je suis pour les Blancs, parce que je suis blanc. Je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne », avait d’ailleurs déclaré Napoléon Bonaparte devant le Conseil d’État en 1802. Il a aussi institué une grande première en France à l’époque : l’interdiction formelle des mariages entre personnes noires et blanches.
Malgré son racisme affirmé, ses tendances dictatoriales, ses multiples guerres ayant fait plusieurs millions de victimes dans l’Hexagone et en Europe, sa misogynie (son Code civil faisait de la femme une éternelle mineure), Napoléon Bonaparte demeure aujourd’hui l’un des personnages les plus acclamés en France.
« Il ne faut pas effacer l’histoire de Napoléon parce que nous ne comprendrons plus rien aux monuments, aux noms et institutions qui nous entourent », avertissait il y a quelques semaines, le napoléologue français Jean Tulard.
Le 5 mai dernier, le président de la France, Emmanuel Macron, a déroulé le tapis pour « l’homme qui a donné corps à notre organisation politique et administrative, qui a donné forme à cette souveraineté tâtonnante qui sortait de la révolution » de 1789.
En dehors des frontières de la France, les commémorations de la mort de l’Empereur rencontrent une résistance déterminée. « Napoléon n’est pas un héros à célébrer », écrivait dans le New York Times, l’historienne d’origine haïtienne et collaboratrice d’AyiboPost, Marlene Daut.
« Dénoncer les conséquences inhumaines de la lutte de la France pour ramener l’esclavage, met à nu le fait inconfortable que le racisme et le colonialisme qui coexistent avec les proclamations de droits humains universels n’est pas une aberration. Cette apparente contradiction est en fait fondamentale au républicanisme français. La France doit probablement consacrer au moins un siècle à y réfléchir », conclut l’experte.
Pierre Buteau prolonge ce point de vue. « L’histoire c’est l’écriture autour des faits, déclare-t-il. Ce qui se passe en France est une construction historique autour d’une figure emblématique à une époque où ce pays se trouve en perte de repères. Napoléon a embrassé tout ce que nous avons rejeté [en Haïti]. »
Les ramifications d’une réévaluation de Napoléon Bonaparte ne s’arrêteraient pas au personnage, cependant. Rejeter vigoureusement les fulgurances despotiques, racistes et esclavagistes de l’Empereur exigerait de réévaluer le rôle de la France dans l’étouffement de la jeune nation haïtienne après l’indépendance. Ceci demanderait la restitution d’au moins 28 milliards de dollars américains, soutirés à Haïti sous la menace.
Mais au-delà, la France devrait réécrire son épopée nationale. Elle aurait à examiner minutieusement comment l’esclavage et la traite constituent en grande partie le fondement de sa richesse d’aujourd’hui. Elle devrait évaluer comment cette histoire se prolonge dans le présent, avec le traitement indigent réservé aux territoires d’outre-mer. Mais également le racisme décomplexé et institutionnalisé en France.
Ce travail n’impliquerait guère le révisionnisme historique tant décrié par Emmanuel Macron. Il s’agit plutôt de réexaminer les faits à la lumière des valeurs longtemps proclamés par la grande France universelle : liberté, égalité, fraternité. C’est un travail de vérité, de morale et de justice.
La France est-elle cependant prête ? Le 10 mai marquait les vingt ans de l’adoption de la loi « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité », le président français qui, cinq jours auparavant chantait la gloire de Bonaparte – qui a lui-même participé à cette entreprise deshumanisante – n’a prononcé aucun discours solennel pour l’occasion.
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