Si pas de Goncourt cette année pour l’enfant prodige de Martissant, nul doute pourtant que sa « Somme humaine », œuvre féministe définitive, devienne très vite un classique étudié des deux côtés de l’océan
Makenzy Orcel revient en force avec « Une Somme humaine », second tome fiévreux d’une trilogie crépusculaire entamée avec « L’Ombre animale ». Ces magistrales mémoires d’outre-tombe d’une jeune suicidée, véritable portrait d’une France minée par ses démons et impertinent mélange des genres littéraires, viennent de rater de peu le prestigieux Prix Goncourt 2022 ! Plongée dans le dernier bijou de 600 pages de l’écrivain haïtien, devenu tout simplement incontournable.
Le bonheur est le grand absent d’«Une Somme humaine». À moins qu’il ne soit, par sa capacité à s’évaporer à peine imaginé, son personnage central. Une volatilité qui accentue encore la force d’un destin qui s’amuse à se faire un manteau des peines et des promesses trahies de nous autres, toutes petites créatures réputées sociables.
Le bonheur est le grand absent d’«Une Somme humaine».
Et pourtant, comment aujourd’hui ne pas se sentir heureux (oui, malgré la déception) devant le coup de projecteur immense porté par sa sélection parmi les quatre finalistes du fameux prix littéraire français ?
Si « Une Somme humaine » n’a pas obtenu le Goncourt 2022, l’intérêt des médias (croulant sous 490 et quelques parutions en septembre. Folie de l’édition française) augure tout de même réimpressions, visibilité médiatique démultipliée et lectorat incroyablement élargi pour l’œuvre de l’enfant prodige de Martissant.
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Lyonel Trouillot avec « La belle amour humaine » (Actes Sud) en 2011 puis Louis-Philippe Dalembert avec « Milwaukee Blues » (Sabine Wespieser) en 2021 avaient atteint les dernières marches de la sélection avant de voir le précieux sésame leur échapper de peu. L’auteur des « Immortelles » et de « L’Empereur » rejoint ce club très select, replaçant de facto Haïti au centre du monde littéraire francophone.
Avant de plonger entre les souvenirs de son personnage happé puis broyé par la vie, il convient de souligner l’extraordinaire reconnaissance venue de ses pairs pour l’écrivain haïtien qui, après sept romans et autant de recueils poétiques, n’a jamais rien lâché de son intransigeance ni dévié de sa décision première de consacrer la sienne, d’existence, à la retranscription des soubresauts et hésitations de l’âme, des hypocrisies et injustices de la société, qu’elles soient estampillées haïtiennes, françaises ou — bientôt — américaines (triangle infernal), le tout porté par un style unique, mélange de rage indomptable, de sensibilité poétique exacerbée et d’un rapport quasi charnel aux mots. Un encouragement à ne pas se compromettre, à ne rien abandonner, surtout pas ses rêves ni ses espoirs, qui ne pourra qu’être entendu, ici, dans son cher pays natal.
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« … gracieuse, souriante, la mort m’attendait dans une robe blanche debout au milieu des rails, d’aucuns parmi vous étaieront que mon geste est une réaction pure et simple à tout ce dont je vais vous parler, l’oncle, mes géniteurs, la vie et la mort d’Orcel, l’infernal Makenzy (et ces années pendant lesquelles j’espérais avoir le courage de me séparer définitivement de lui), et aussi Paris qui avait fini par pulvériser mes espoirs, me vider… Paris s’incruste dans notre ventre, grandit, s’embellit en se repaissant de notre jus, de nos viscères, comme toutes les grandes villes d’ailleurs, pour survivre elles ont besoin de boire le sang, de manger la chair de leurs habitants, l’humain n’est qu’un pion dans la terrible mécanique d’une modernité moribonde… aucune de ces chutes n’avait directement motivé ma marche vers l’au-delà, ou alors, peut-être toutes à la fois, unies dans une seule et même impulsion, l’être est aussi profond et insaisissable que l’océan, il suffit qu’un séisme dévastateur se produise dans une marge intérieure, nous attire dans un puit sans fond et c’est fini, j’en avais marre, je l’ai dit, de poireauter en dehors de la bonne existence, du bon corps, des bonnes pensées, m’effriter, être la proie de l’ombre, des lointains profonds et antinomiques… pour y mettre un terme, le métro me paraissait la voie royale, ah, difficile de se rater, debout devant les rails, cette foire de veines tressées à perte de vue, déterminée, animée d’une volonté animale mêlée d’un immense sentiment de liberté… »
L’auteur des « Immortelles » et de « L’Empereur » rejoint ce club très select, replaçant de facto Haïti au centre du monde littéraire francophone.
Makenzy Orcel sait installer les glissements vers le malaise, hypnotiser pour mieux diriger les regards récalcitrants vers les ténèbres.
Quels terribles chemins a emprunté son anti-héroïne pour en arriver à une définition personnelle aussi macabre de la liberté ?
L’annihilation de son corps, bientôt, la disparition totale de ce qui fût son visage et les traces de son vécu et du temps, au passage d’un train.
Loin d’être une ode à la solution extrême, qui désentraverait les consciences (en faisant d’une survie après la mort un préalable, pari ô combien risqué), l’auteur de « Pur Sang » installe plutôt dès le début de son récit ce qui le soutiendra jusqu’à la fin : la subjectivité de la jeune fille, seule à conter sa vie, ses ressentis, ses joies fugaces et trompeuses, ses excès et ses drames. La subjectivité, nous et nous-mêmes, n’est-ce pas ce à quoi nous sommes en vérité tous continuellement réduits, n’en déplaise aux grandes bouches qui prétendent saisir le Vrai, le Bien, le global ? À une solitude intrinsèque, pitoyable, qui ne veut pas dire son nom.
Makenzy Orcel prend le parti de coller à, sans jamais la juger, pour ne pas dire se glisser dans la peau de cette jeune fille née dans un village français quelconque, écrasé par la bien-pensance, les apparences, les yeux commères. Si l’hommage à « La Comédie humaine » d’Honoré de Balzac est évident dès le titre, comment ne pas songer aussi à Émile Zola et à François Mauriac en lisant les lignes descriptives dévastatrices de l’auteur des « Latrines » lorsque son regard se pose sur la faune campagnarde tricolore, sur ses petits jeux de pouvoir intra-muros ?
À une solitude intrinsèque, pitoyable, qui ne veut pas dire son nom.
« …pour cette mégère, la pharmacie c’était plus qu’un monde de rigueur, un métier polyvalent qui lui demandait d’être en contact avec les gens, leur vendre des médicaments, les orienter vers les professionnels de santé compétents si le besoin s’en faisait sentir, assurer le suivi des soins de ceux atteints de maladies chroniques, commander des produits, gérer des stocks, tenir la comptabilité de l’officine, etc., mais un appel du divin, le genre de devoir auquel on ne se dérobe pas, elle avait réussi à mystifier, et affoler plusieurs générations de villageois en leur faisant croire que cet appel venait de ses ancêtres paternels éloignés, tous d’éminents pharmaciens et chimistes, et que, grâce à ce patrimoine, cette somme de connaissances dont elle se nourrissait depuis l’enfance, elle incarnait l’esprit du serpent d’Épidaure autour de la coupe d’Hygie, la maîtresse plénipotentiaire régnant d’une main de fer sur le temps-brouillard entre le poison et le remède, entre la vie et la mort. »
Les portraits incroyablement bien troussés, impitoyables, s’enchaînent…
Du vicieux curé alcoolique au boulanger-pâtissier cocufié, de la pharmacienne meurtrière à la douce dame de la Poste (vite punie car trop noire de peau), les portraits incroyablement bien troussés, impitoyables, s’enchaînent et restituent le climat lourd du village, faux-semblants, relents racistes, égoïsmes, sorti seulement de sa torpeur morbide par l’irruption du merveilleux (cher à Jacques Stephen Alexis, plus généralement à la littérature haïtienne car, oui, « Une Somme humaine » est en vérité aussi l’œuvre-tribut d’un très grand lecteur à ses prédécesseurs) : l’Enfant-Cheval (« cataclop cataclop, hiiih-hiiiihuuu brouuu ») et le fou-qui-voyait-les-mondes-parallèles-à-travers-le-fantome-du-mari-assassiné (vite envoyé à l’asile, celui-là. Trop dangereux !, dixit M. le curé).
De ses géniteurs nantis, vides, pleutres et tristes, aucun secours à attendre. Que faire de la haine, de la jalousie d’une mère à son égard, sinon se tisser des névroses inguérissables, un sentiment d’insécurité permanente ne laissant présager rien de bon pour la suite ? Les coups de ceinturon défouloirs du père et l’inquiétant attrait qu’exerce son corps en mutation sur son oncle achèvent de préparer le terrain aux drames de demain.
Lorsqu’enfin elle s’envole pour Paris, ses trottoirs bigarrés, ses tableaux grandioses, ses promesses de déploiement, ce passé triste que fut son enfance paraît s’évaporer. Il viendra pourtant, telle une vague nourrie d’un repli calculé, tout emporter, dévaster le peu auquel elle aurait pu se raccrocher.
Il viendra pourtant, telle une vague nourrie d’un repli calculé…
Bientôt Orcel, le seul amour — éphémère — de sa vie, immigré malien balayé par les kalachnikovs des fous d’Allah du Bataclan ; bientôt Makenzy, son binaire maléfique, manipulateur destructeur qui sait se glisser dans les fêlures des femmes pour les écarter davantage encore que leurs cuisses, jusqu’au craquement ultime.
Enregistrer les passants, les voisins, les proches. Écouter les drames, tenter de décrypter les âmes blessées. Réunir « une somme humaine ». Pour y voir plus clair. Pour comprendre enfin le (non) sens. Jusqu’aux spasmes, jusqu’à la nausée. Jusqu’à la perte de l’équilibre, après avoir préjugé de sa résistance.
« … la même chose s’il vous plait, tu n’as quand même pas l’intention de boire tout mon bar, me dit le serveur pour rigoler, rien à voir avec lui, mais en général l’être le plus sérieux, le plus casse-couilles, à un moment donné, sans qu’on s’y attende, il va sortir un truc pour être sympa, et il voudrait que tout le monde l’atteste… je bois, je fume, l’air est doux, rempli d’une certaine allégresse, je recommence à penser, remonte d’un coup toute la sale boue intérieure, on voudrait que ça soit aussi simple que de tirer la chasse d’eau, ça doit être ça la liberté, tenir ses démons en respect, reculez, ou vous finirez dans la pipe d’évacuation, on ne voudrait plus avoir à les endormir à coups de passions à deux balles, de musique classique et de drogues dures… »
En ce sens, « Une Somme humaine » est également une réflexion sur l’écriture.
Finalement, pourrait se demander le lecteur, ne serait-ce pas une trop grande lucidité qui a emporté cette femme ? Question ironique, quand on y pense, si on réalise qu’« Une Somme humaine » n’est que cela : un gigantesque exercice de lucidité. Douloureux. Sublime.
En ce sens, « Une Somme humaine » est également une réflexion sur l’écriture. Sur le pouvoir (dangereux, oui) de l’Art.
Point ne sert de trop déflorer l’intrigue, tant de toute façon la lecture d’« Une Somme humaine » est une aventure folle, riche, complète ; subjective. Tant les thèmes contemporains qui affligent, parfois silencieusement, la société française, mais aussi, ceux, intemporels, qui sclérosent les volontés et les rêves intimes de chacun (les poussant parfois jusqu’à la destruction) abondent, universels, étrangement fluides sous la plume de l’écrivain, portée par une maîtrise et par la hauteur de vue permanente de celui-ci.
Tant les thèmes contemporains qui affligent…
Makenzy Orcel entre avec ce roman de très très haut vol, libéré des chaînes de la ponctuation, aussi libre dans son ton que dans sa forme, à la frontière entre la poésie et le récit, véritable hommage-jonction aux écrivains du réalisme merveilleux et à ceux du naturalisme, mais avec son style unique, dans la cour des très grands. Si pas de Goncourt cette année pour lui (les critères mystérieux des prix, selon les années, les maisons & co…), nul doute pourtant que sa « Somme humaine », œuvre féministe définitive, devienne très vite un classique étudié des deux côtés de l’océan. Felisitasyon, frè !
Photo de couverture : Le poète et romancier haïtien Makenzy Orcel à Paris, le 19 octobre 2022. | © JOEL SAGET/AFP
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