SOCIÉTÉ

Un demi kilo de trop!

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7 h13. J’y suis enfin. L’aéroport est bondé. Comme si tout le monde avait, d’un commun accord, décidé de fuir le froid du Nord pour profiter du soleil, de la chaleur et des plages. Canadiens, Américains, Européens… attendent patiemment dans les files mais je ne reconnais pas mes pairs. Avec tout ce monde, j’avoue que c’est difficile de s’y retrouver. Heureusement, les compagnies aériennes y ont pensé. Devant mon air décontenancé, un des responsables s’arrête à ma hauteur, me sourit gentiment et me demande : « Madame, quelle sera votre destination finale aujourd’hui? ». Surexcitée, je réponds sans hésiter : « Port-au-Prince, Haïti ».

1… 2… 3… 4… 5 secondes. D’un coup d’œil furtif mais peu discret, mon hôte me dévisage de la tête aux pieds, s’attardant particulièrement sur les bagages que je tire derrière moi. Je porte en bandoulière un sac à main et je traine un bagage de 23,5 kilos ainsi qu’une petite valise de 8 kilos. Finalement, il ne lui faut que quelques secondes pour poser le diagnostique: « assistance spécialisée requise ». Dépistage précoce. Heureusement! Il ne manque plus que l’attitude altière et cavalière qui accompagne généralement les « services spécialisés » si gracieusement offerts par les compagnies aériennes aux gens comme moi. D’ailleurs, elle ne se fait pas longtemps attendre. D’un geste évasif, mon hôte qui affiche désormais un sourire jaune, de convenance je présume, pointe du doigt quelque chose à sa gauche et m’invite, du bout des lèvres, à me diriger « au fond ».

10 minutes. C’est le temps qu’il me faut pour parcourir la distance qui me sépare de la section qui a été expressément et exclusivement réservée pour les sujets qui, comme moi, requièrent une attention particulière. Apparemment, je suis un « cas spécial ». Pourtant, je suis en règle. Enfin, je ne dépasse que d’un demi kilo la limite pondérale permise pour les bagages enregistrés.

Les alentours de la zone réservée ont été désertés et la ceinture de sécurité invisible qui délimite le périmètre protégé ne laisse plus aucun doute. Quarantaine. On m’a mise en quarantaine. À part, dans une section exclusivement réservée aux créatures étranges et incernables que nous sommes, mes compatriotes et moi. De toutes façons, nous sommes toujours mis en quarantaine dans les aéroports que nous fréquentons en trop grand nombre. « VIP » à YUL, JFK, LGA, MIA, FLL, des sections entières nous sont réservées de facto. Pour tenter de contenir la propagation et contrôler les effets néfastes du virus que nous portons en nous, m’a t-on dit : syndrome obsessionnel et compulsif de la surcharge des bagages.

Ce « trouble » comportemental qui touche plus souvent les populations de l’hémisphère Sud est particulièrement fréquent chez mes compatriotes et se caractérise par une perception distordue de ce que sont les bagages surchargés et/ou surdimensionnés. En effet, ceux qui en sont atteints ne parviennent que très rarement à suivre les règles établies par les transporteurs aériens et ont beaucoup de mal à s’adapter aux environnements sociaux qui présentent des similitudes trop importantes avec les aéroports ou les avions.

Générosité explosive, opulence débordante voire agaçante, nos bagages sont toujours pleins à craquer, comme si on voulait tous ramener chez nous une petite parcelle du monde pour la partager avec nos pairs. Les causes exactes de cette « maladie » sont encore inconnues mais plusieurs s’accordent sur le fait que les sujets atteints doivent à tous prix être encadrés afin de favoriser et faciliter leur insertion sociale dans le groupe des voyageurs normaux. Cet encadrement requiert toutefois un dépistage précoce et une assistance personnalisée, comme ce fut le cas pour moi aujourd’hui.

Je pénètre la zone rouge. Plus de 200 sujets étiquetés atypiques y ont été regroupés. L’atmosphère qui s’y dégage est bizarre mais très familière. Il faut croire que je suis vraiment à ma place même si je suis « en règle ». Excitation fébrile, frustration ringarde, sur-concurrence grotesque, les émotions sont palpables et les nerfs à fleur de peau. Les quelques « bénévoles » qui ont accepté, très surement contre leur gré, d’apporter leur aide pour le traitement de ces cas déviants et anormaux sont irrités, irritables et impatients et tous ceux qui ont été étiquetés « gangrène » seront victimes de ces états âme.

Il faut comprendre, me dit-on, que les sujets touchés sont incurables, en tout cas jusqu’à preuve du contraire. Je n’ai pas compris. Mais apparemment, on a tout essayé pour soigner cette « pathologie » qui semble leur coller à la peau: laissez-faire total, micro-management autoritaire, flexibilité encadrée, mesures incitatives, règlements restrictifs. Des programmes spéciaux qui visent à les sensibiliser auraient également été mis en œuvre et il semblerait qu’ils aient même été réévalués et bonifiés plusieurs fois. Mais les résultats se font encore attendre et, invariablement, quelque soit la cure choisie, les mêmes symptômes réapparaissent: sacs anormalement surdimensionnés; bagages pleins à craquer ; valises gisant ouvertes par terre; vêtements éparpillés pêle-mêle sur le sol, sacs poubelles bien ficelés en lieu de deuxième bagage enregistré, vols systématiquement retardés, files interminables…

Et moi, je me suis fait apposer la même étiquette parce que j’étais Haïtienne. Et, Haïtienne avec un demi kilo en trop ça ne passe pas, ça ne passe plus. Parce que nous avons trop abusé du privilège. Parce que le verre, trop rempli, a débordé. Et, maintenant, tout le monde est en train de payer.

N.@.Ï.K.{&}: Human. Being. With a story still being written....

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