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 Un an après, le Petrochallenge est encore en vie

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Dans la lutte pour la réalisation du procès Petrocaribe, scandale de corruption impliquant de hauts fonctionnaires de l’État haïtien ainsi que des entreprises privées, les petrochallengers annoncent une grande manifestation, ce 14 août 2019. Ce sera un an après la célèbre photo du cinéaste Gilbert Mirambeau qui a déclenché une chaîne de réactions dans la société haïtienne. Pour revenir sur le premier anniversaire de ce mouvement, Gilbert Mirambeau et Emmanuela Douyon, deux figures de cet engagement livrent leurs impressions.

Vendredi 6 juillet 2018. Tôt dans l’après-midi, Port-au-Prince est secoué par une série de protestations violentes. Les citoyens manifestent leur mécontentement en réponse à la décision de l’administration Moïse-Lafontant d’augmenter le prix des carburants. Dans la même soirée, barricades et pneus enflammés coupent les principales routes de la ville. C’est le chaos.

Pendant environ deux semaines, le pays en entier fonctionne au ralenti. Toutes les activités commerciales, et même l’administration publique, sont paralysées. C’est le premier « peyi lòk ». Les réseaux sociaux deviennent le refuge obligé de milliers de jeunes et de moins jeunes, qui ne peuvent sortir de chez eux. La situation dans laquelle le pays se trouve fait prendre conscience qu’il faut que quelque chose change.

Ainsi, le 14 août 2018, une photo fait le tour du web. Le scénariste Gilbert Mirambeau se fait photographier, un bandeau sur les yeux et une pancarte à la main. Sur la pancarte, une inscription qui deviendra le slogan de toute une génération : Kot kòb petwo karibe a ? Cette question mettait l’emphase sur un scandale non encore avéré, celui de la dilapidation de ce fonds qui devait servir à mettre le pays sur la route du développement.

Le scénariste invite tous les citoyens à faire de même: une pancarte, et une inscription pour interpeller sénateurs et députés sur cet argent. La photo de Gilbert Mirambeau est rapidement reprise et partagée des milliers de fois, notamment par des artistes connus comme K-Lib. C’est le Petrocaribe Challenge, le début d’un mouvement qui mobilise une grande partie de la population.

Diversité, unité et quelques regrets

Près d’un an après, si le hashtag n’est plus repris avec la même vigueur, le mouvement a réussi plus d’un pari. Plusieurs regroupements ont aussi vu le jour, avec la même revendication : forcer l’organisation du procès de ceux qui ont dilapidé les fonds petrocaribe.

Nou P ap Dòmi est l’un de ces groupes. Emmanuela Douyon, l’un des membres de ce mouvement, croit que la diversité est bénéfique. « Le petrochallenge a un message clair, explique-t-elle. Ce n’est pas la même chose pour les petrochallengers qui eux ont chacun leur vécu. C’est donc une bonne chose. L’enjeu est dans la capacité de ces groupes à influencer le mouvement dans le bon sens, dans l’usage que les membres en font et l’instrumentalisation que tentent de faire certains groupes d’intérêts. Mais il n’y a pas besoin de fusion pour parler d’unité.» 

Il n’y a pas de regrets d’avoir amorcé ou accompagné ce mouvement contre la corruption. Mais Gilbert Mirambeau et Emmanuela Douyon croient que certaines choses auraient dues être faites de manière différente. Il fallait, croient-ils, sensibiliser la population plus tôt et plus longtemps.

«Une grande partie de la population ignore qu’elle va payer une dette qui a servi à enrichir des particuliers impliqués dans le plus grand scandale de corruption qu’ait connu le pays», explique la petrochallenger. Mais, admet-elle aussi, on ne devrait pas trop exiger d’un mouvement qui a pris naissance dans de telles conditions, et qui est soumis à autant d’obstacles.

Gilbert Mirambeau va un peu plus loin. «Nous devons parler aux gens, dit-il. Nous devons leur parler face à face, pour leur faire comprendre pourquoi ils doivent s’engager. Le mouvement ne nous appartient pas, mais nous avons 3 ans avant les prochaines élections, pour sensibiliser la population sur l’importance de leur vote. C’est ainsi qu’on peut faire obstacle au role que jouent les armes dans la prise du pouvoir.»

Le calme avant la tempête

En août 2018, il ne se passait pas un jour sans que le hashtag #KotKobPetrocaribeA soit repris. Force est de constater qu’après un an, ce n’est plus le cas. Quelques publications éparses sur les réseaux sociaux sont les seuls témoins en ligne du challenge. Cette accalmie, selon Gilbert Mirambeau, est normale. C’est une des étapes de n’importe quelle lutte. Elle vient aussi du fait que les petrochallengers ont désormais gagné les rues, et qu’ils essaient de structurer le mouvement. « On avait toujours conscience qu’il fallait cette structuration mais c’est difficile. Tout le monde doit concilier engagement citoyen et obligations personnelles. »

Toutefois, le scénariste croit que la préparation de la manifestation du 14 août est aussi une raison de ce calme apparent.

Pour Emmanuela Douyon, le mouvement n’a pas faibli, contrairement à ce que certains pourraient penser. Certains groupes de petrochallengers réclamaient la démission du président de la République. Ce résultat n’est pas encore atteint, mais pour elle ce serait une erreur de croire que cela a une influence sur la mobilisation. Le problème, croit-elle, reste entier, et le vrai objectif est la reddition de comptes et la tenue du procès Petrocaribe.

Le procès Petrocaribe, objectif ultime

C’est le mot à la mode. Tous ceux qui sont impliqués dans le petrochallenge ne jurent que par le procès des dilapidateurs du fonds petrocaribe. Ils demandent la reddition des comptes, la publication des arrêts de débet de la Cour supérieure des comptes et du Contentieux administratif (CSCCA), et la tenue d’un procès historique contre les impliqués.

D’après Gilbert Mirambeau, Jovenel Moise est un obstacle à ce procès, car en plus d’être impliqué, il protège par sa présence les autres dilapidateurs. Le cinéaste dit souhaiter que le président démissionne et se mette à la disposition de la justice. «Mais, admet-il, je ne me fais pas d’illusions. Jovenel Moise ne partira pas maintenant.»

Pour la réalisation de ce procès, certains pas importants ont déjà été faits. Ainsi, la CSCCA a publié des rapports d’audit sur des dépenses provenant du fonds petrocaribe  75 % des dossiers ont été analysés et reportés dans les rapports. Gilbert Mirambeau croit que les 25 % restants sont les plus importants.

«C’est là que se cache le dossier des très gros poissons, explique-t-il. C’est pour cela que l’une de nos revendications est la publication du rapport final. Même dans les discussions que nous avons avec les autres acteurs politiques, nous mettons l’accent sur l’importance des arrêts de la Cour. »

Les arrêts de débet de la Cour des comptes sont légalement l’un des outils les plus importants pour un procès. Mais pour le scénariste, ce procès prendra du temps. « Il y aura d’abord des enquêtes pour vérifier les projets, dit Gilbert Mirambeau. C’est pour cela qu’il est important de sensibiliser les gens, pour qu’ils ne croient pas que ce sera facile. Je crois même qu’il faudrait une Cour internationale pour nous aider. D’autres pays sont passés par là et ont su mettre des mécanismes efficaces pour contrecarrer ce genre de corruption. Je pense qu’ils pourraient nous aider. Nous ne voulons pas d’un simulacre comme procès. Nous parlons de plus de 4 milliards de dollars de gaspillage. »

Des dates qui font tache d’encre

De juillet 2018 à août 2019, l’engagement citoyen des jeunes et des moins jeunes a accouché des dates et des évènements historiques. Gilbert Mirambeau a été très touché par la détermination des participants. « On pouvait littéralement voir dans les yeux des gens qu’ils en avaient assez de tout cela, qu’ils voulaient un changement, dit-il. La première marche des petrochallengers était aussi ma première fois dans une grande manifestation. C’était inoubliable. »

La photo de Gilbert Mirambeau est selon Emmanuela Douyon un moment essentiel de la lutte. Elle croit que cela prouve qu’il suffit parfois d’une seule personne, pour lancer ce qui peut changer un pays, voire le monde. Mais le moment le plus significatif, pour elle, c’est l’activité « nou p ap dòmi ». Pendant trois jours et deux nuits, du 20 au 23 décembre 2018, devant la CSCCA, des jeunes déterminés plantent leurs tentes. De là est né le collectif Nou P ap Dòmi. « J’attends le procès pour ajouter un autre évènement à la liste », finit-elle.

Jameson Francisque

Journaliste. Éditeur à AyiboPost. Juste un humain qui questionne ses origines, sa place, sa route et sa destination. Surtout sa destination.

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