La suppression de la subvention du carburant n’est pas la solution. Explications
Haïti fait face à des pénuries de carburant de façon récurrente surtout pendant la période des fêtes champêtres ou le carnaval. C’était le cas en 2008, 2010 2012, mai 2013, 2014, janvier 2019, etc.
Toutefois depuis 2018, ces pénuries sont de plus en plus fréquentes. La débandade actuelle qui dure depuis plus d’une semaine rappelle les temps d’embargo ou les images de territoires en guerre ou ravagés par des catastrophes naturelles.
Le pays est en panne sèche. La rareté de ces produits transversaux et stratégiques perturbe la vie du pays au point de retirer l’attention du président qui s’enferme un peu plus dans son mutisme.
Des dirigeants qui ne dirigent rien
Les principaux dirigeants sont muets comme des carpes, le message rassurant du ministre de l’Économie et des Finances est contredit par la réalité impitoyable qui expose au grand jour les faiblesses institutionnelles. Une solution durable aurait même été trouvée depuis 2018 selon le ministre de l’époque Jude Alix Patrick Solomon.
En effet, le ministre des Finances a déclaré qu’il n’y a pas ni pénurie ni rareté de carburant quelques jours avant la plus longue pénurie de carburant de l’année, une pénurie confirmée par le président de l’Association nationale des distributeurs des produits pétroliers (ANADIPP) et observée sous chaque station de distribution de produits pétroliers et au niveau de la circulation dans les rues.
Lire aussi : Concrètement, comment fait l’Etat Haïtien pour acheter le pétrole ?
Les représentants de l’état et ceux des distributeurs et opérateurs de produits pétroliers se renvoient la balle. Nous constatons tous le manque de contrôle des autorités sur la situation. Les économistes, appelés à la rescousse, ne s’entendent pas sur une solution ; Haïti est en panne d’idée.
La stagnation et l’incertitude rongent le peu d’élan de cette économie mourante que le moindre choc additionnel risque d’assommer. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourra-t-on s’en sortir ? Peut-on éviter un énième épisode de pénurie de carburant ? Comment résoudre ce problème récurrent une fois pour toutes ?
Au commencement, un problème de trésorerie
À la base tout ceci serait dû à un problème de trésorerie, car l’état n’arriverait pas à honorer ses dettes envers les distributeurs qui en retour ont du mal à placer les commandes. Il tient lieu de signaler que cette explication est incomplète, car ce genre de pénurie se produisait aussi avant quand l’état s’assurait des commandes avant de laisser les rênes aux distributeurs à travers la libéralisation des commandes de produits pétroliers entamée par le BMPAD le 15 mars 2019 avec des conditions qui ne plaisaient pas aux opérateurs.
À cette époque, on imputait la faute à une « pénurie de dollars », au paiement tardif des distributeurs de produits pétroliers, etc.. Parallèlement l’état ne bénéficie plus des avantages dans l’achat de produits pétroliers que lui octroyait le programme Petrocaribe. Ce programme étant suspendu depuis avril 2015.
Le Premier ministre démissionnaire Jean-Michel Lapin attribue cette cause à la prolifération de stations d’essence un argument qui ne tient pas la route, car le nombre élevé de nouvelles stations ne saurait provoquer à lui seul une pénurie.
Même l’ouragan Dorian est tenu pour responsable de la situation tout comme la courte grève des chauffeurs, car il aurait provoqué un retard dans la livraison.
Le fait est que dans une économie normale ou les institutions fonctionnent les acteurs anticipent ce genre de situation et prennent les mesures pour les éviter. Ainsi l’état aurait déjà épongé sa dette et les distributeurs auraient prévu les perturbations et placé leurs commandes à temps pour maintenir leur rythme de distribution.
Une pénurie qui tombe mal
De plus, cette dernière pénurie tombe en pleine crise politique et socio-économique. Elle est en elle même la marque d’un état failli et la conséquence d’un entêtement dans la mauvaise gouvernance politique et économique.
Si diriger c’est prévoir comme l’a cru Émile de Girardin, nos dirigeants peuvent rendre leur tablier, car suivant la même ligne de pensée de l’auteur, ils courent à leur perte et traineront le pays avec eux dans le gouffre ou la faillite si on s’en tient à l’aspect financier et économique.
Lire aussi: Attention au gaz vendu sur le marché noir
À l’évidence, l’état n’a pas encore remboursé ses dettes, car il est déficitaire. Pour combler le déficit encouru par l’état on propose une suppression de la subvention du carburant, mais face au déficit de confiance et l’éventuel rejet de la décision par la population qui face à la hausse du prix du carburant avait organisé les émeutes du 6-7-8 juillet 2018, l’état ronge son frein et fait paniquer tout le monde.
Les anticipations pouvant avoir les mêmes conséquences que l’implémentation des mesures anticipées, on s’attend à ce que l’état clarifie avec fermeté sa position. Va-t-il supprimer les subventions ? Faut-il supprimer les subventions ?
La subvention, pomme de discorde
La question des subventions publiques ne fait jamais l’unanimité. Le courant libéral ou classique voit mal les interventions de l’état sur les marchés en dehors des fonctions régaliennes.
Les néoclassiques comme Friedman, Sargent et Laffer vont dans le même sens et sont très critiques face aux conséquences néfastes des déficits budgétaires qui accroissent l’endettement entre autres.
La critique néolibérale à travers des penseurs comme le sociologue Pierre Rosanvallon dénonce les effets assistancialistes et déresponsabilisants de l’État-providence. Les partisans de la doctrine interventionniste pensent que comme John-Maynard Keynes auteur de « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », l’état doit intervenir pour relancer l’économie quitte à adopter des budgets déficitaires.
Lire aussi : Finalement, c’est quoi le BMPAD ?
Entre la vision de l’état gendarme et l’État-providence émerge une troisième vision des choses : celle d’un État-providence intelligent du sociologue Anthony Giddens qui intervient pour garantir l’équilibre et les solutions socialement souhaitables.
En ce qui nous concerne, cette subvention du carburant est vue comme une dépense de plus qui creuse le déficit, mais il importe de se demander quel serait le coût de la suppression de cette subvention. Il ne s’agit pas de jeter l’anathème sur la subvention, mais aussi d’identifier quel serait le coût politique, économique et social d’une telle mesure.
La politique du tâtonnement
À chaque période de pénurie émerge une solution inadaptée.
En 2012, il fallait augmenter la capacité de stockage. En 2013, il s’agissait de ne plus vendre deux types de pétrole pour simplifier les stocks. En 2019 il faut supprimer la subvention qui fait perdre des millions.
Cette subvention de 82,75 gourdes remise aux distributeurs sur chaque gallon de gasoil vendu, 70,15 gourdes sur chaque gallon de gazoline est presque devenu un bouc émissaire. À chaque épisode de pénurie de carburant, on la remet en question.
La subvention ne serait pas utile, car elle profiterait plus aux riches qui consomment plus de carburant que les pauvres qui utilisent le transport en commun. Sauf que l’augmentation du coût du transport en commun n’est jamais proportionnelle à l’augmentation du prix du carburant. Si la subvention ne profite pas aux pauvres, l’absence de subvention les affecte davantage.
Subventionner le transport ?
L’état devrait donc subventionner le transport en commun au lieu du carburant sauf que structurer le transport en commun et investir dans le transport en commun n’ont jamais été une priorité. Ce qui laisse ce secteur en désordre et rend difficilement applicable toute politique de subvention des transports.
Des partisans de la réforme soutiennent que le prix à la pompe en Haïti attire des dominicains qui viendraient s’approvisionner en Haïti. Là encore, la réponse est simple et les dominicains montrent comment procéder faire en prenant des mesures pour éviter tout trafic de produits pétroliers avec Haïti maintenant que nous nous tournons vers eux pour notre approvisionnement. On avance aussi qu’il serait difficile pour l’état de joindre les deux bouts alors qu’il prend en charge deux Premiers ministres.
Économiser le barème de taxation
L’économiste Thomas Lalime partage l’avis de l’homme d’affaires Daniel Gérard Rouzier et recommande « d’uniformiser le barème de taxation et économisant ainsi pas moins de 12 gourdes par gallon à court terme en attendant de pouvoir faire payer le juste prix aux plus riches. »
Cette solution est plus désirable que l’arrêt des subventions. Les chauffeurs de bus et de camion fonctionnant au diesel vont perdre la marge de profit qu’ils avaient par rapport aux consommateurs de gazoline, mais cette mesure n’aurait aucune incidence sur les prix.
D’un autre côté, certains économistes comme Fritz Jean pensent qu’il faut garder cette subvention qui totalise environ 240 millions de dollars sur l’année. Cette option paraît être la plus simple et la plus réaliste à court-terme.
L’état doit d’abord mettre sur place les mécanismes de ciblage pour allouer la subvention de telle sorte qu’elle bénéficie aux plus nécessiteux qui doivent déjà s’adapter à un taux d’inflation de 19 % et la perte inéluctable de leur pouvoir d’achat. Cet exercice ne sera pas facile dans la mesure où il sera difficile de faire une discrimination par les prix.
Une analyse de la proposition de fixer des prix discriminant en fonction de la structure du marché publié sur Kiskeya-over-blog.com soulève de nombreuses questions.
À l’État de se discipliner
En attendant que l’état s’organise et se donne les moyens de sa politique, ce n’est pas à la population de payer les pots cassés quand elle continue à observer les excès des autorités en termes de gestion des ressources publiques, des dérives qui ont entraîné entre autres la dilapidation des fonds du programme Petrocaribe.
L’état peut facilement cibler les contrebandiers, ceux qui ne paient pas leurs impôts, ceux qui détournent les deniers publics et faire rentrer plus d’argent dans ses caisses.
Le déficit budgétaire n’est pas inévitable et dans certains cas, il n’est pas du tout néfaste comme quand il sert à financer des investissements productifs. Ce n’est pas le cas chez nous malheureusement.
L’EDH creuse un gros trou dans le budget soit environ 450 millions de dollars par an, environ ce que dépense l’état haïtien en éducation en santé.
Et si on s’attaquait à la contrebande ?
Par ailleurs, le train de vie des dirigeants et la contrebande qui fait perdre entre 200 à 400 millions de dollars par an, etc. représentent un manque à gagner largement supérieur à la subvention du carburant.
Ce niveau de déficit n’est donc pas inévitable et la suppression des subventions sur le carburant n’en est pas l’unique solution.
L’EDH dessert moins de 30 % de la population, mais reçoit une subvention qui est près du double de celle sur le carburant qui profite à tout le monde.
En outre, rien ne prouve que la valeur de la subvention est crédible, car selon Etzer Emile le marché du carburant haïtien est truffé de mensonges.
Couper la subvention sur le carburant pour subventionner des programmes sociaux visant les plus nécessiteux ne garantit nullement que cette subvention touchera effectivement les plus nécessiteux quand les rapports d’audits du plus grand scandale financier qu’a connu le pays montrent que l’argent dédié aux projets devant bénéficier les plus nécessiteux profitent allègrement aux dilapidateurs desdits fonds.
Il ne s’agit pas non plus de réallouer cette subvention à des programmes sociaux inefficaces ou non audités comme Timanman cheri etc. Cet usage alternatif des fonds ne serait pas plus rentable.
À quand des dirigeants responsables ?
L’état dans sa fonction de gouverner doit prévoir les crises et garantir le bon fonctionnement de l’économie. Ici il s’agit de garantir un moyen de transport à une plus de la moitié de la population qui ne pourra pas faire face à une hausse du prix du carburant. La répartition de cette subvention est certes imparfaite, mais elle est nécessaire face au paupérisme de masse.
Toutefois cette réforme doit être conjoncturelle et l’état doit se donner les moyens d’en sortir progressivement en agissant pour améliorer le pouvoir d’achat des plus pauvres pour qu’ils puissent absorber cette hausse.
Après la crise de 1929, le président américain Franklin D. Roosevelt a dû adopter le « New deal » pour assister les plus démunis. D’autres pays comme la France maintiennent des subventions. L’enjeu est de ne pas tomber dans l’improductivité, le gaspillage et le détournement de la subvention.
La pénurie est le symptôme d’un mal profond
Il ne s’agit point d’un drame cornélien comme on serait porté à le croire. La pénurie de carburant n’est pas le problème en soi, mais une des manifestations du problème, un des symptômes de la mal-gouvernance et la suppression de la subvention n’est pas la solution.
Le problème est simple : nous faisons face aux conséquences de la mauvaise gouvernance des dirigeants et le choix courageux à faire n’est pas de braver les plus pauvres en supprimant la subvention, mais d’affronter les plus puissants en mettant fin à la contrebande et la corruption rampante dans l’administration publique qui prive l’état des ressources nécessaires pour faire tourner le moteur de l’économie du pays en panne depuis trop longtemps.
Comments