Du 2 au 8 octobre 1937, plusieurs milliers d’Haïtiens furent massacrés en République dominicaine sous les ordres du dictateur Rafael Leonidas Trujillo y Molina. Ce génocide a affecté lourdement les relations haitiano-dominicaines. Pour l’historien américain Richard L. Turits, il a contribué à la transformation de la région frontalière qui, avant 1937, abritait une société bilingue, biculturelle et transnationale constituée d’individus ethniquement haïtiens et dominicains partageant une certaine convivialité. Ce, en dépit de l’existence des stéréotypes liés aux différentes pratiques culturelles des deux peuples.
Cette cohabitation remettait en question l’idéologie ultranationaliste dominicaine qui alimentait des pensées négatives quant à la présence haïtienne perçue comme une invasion pacifique, un élan d’africanisation de la culture dominicaine. Celle-ci, de l’avis des extrémistes de droite, serait catholique, blanche, européenne, en opposition au vodou, à l’africain et à la langue créole qu’Haïti représenterait. Cette perception n’est qu’une copie conforme du fameux discours colonial « civilisation contre barbarie ».
Le massacre de 1937 a soulevé des questions historiques, politiques voire identitaires entre les deux pays voisins. Dès lors, parler des relations haïtiano-dominicaines devient un sujet de controverse. Pourtant, Zenglen, l’un des groupes musicaux haïtiens les plus populaires de tendance compas direct, a abordé cette épineuse question à travers une chanson titrée : « Señorita », gravée sur l’album « Do it right – Nou pèdi fren ».
Sorti en 2002, le disque qui porte la signature de Jean Brutus Dérissaint, Jean-Hérard Richard (Richie), Gracia Delva etc… a connu un succès énorme. Nous ne connaissons pas à ce jour les chiffres de vente officiels, mais les différents tubes dont Lanmou pa konn Djaspora, Kontwòl, Do it right, Vakans ont été régulièrement en rotation sur les ondes des différentes stations de radio du pays, à l’époque.
Classée en troisième position sur l’album, la chanson « Señorita » raconte l’histoire d’une jeune prostituée Haïtiano-dominicaine, née dans les « Bateys ». Elle n’a pas eu le même succès que les titres susmentionnés. Pourtant les questions qu’elle soulève (double identité, prostitution, rapport de classe et de race) ont fait l’objet pendant longtemps de recherches en sciences humaines et sociales. De la sociologie en passant par les Études féministes et les Cultural Studies, ces thématiques ont constitué de véritables champs d’investigation scientifique. Voilà qu’elles intègrent le contenu d’une chanson du groupe Zenglen, où l’on interroge les rapports socio-historiques entre Haïti et la République dominicaine.
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Comment Brutus et Richie – deux musiciens légendaires de la génération post 1990 -, ont-ils proposé une nouvelle perspective dans l’appréhension des relations haitiano-dominicaines à travers Señorita?
Étant un élément de l’appareillage idéologique d’une société, la musique tout comme les autres produits culturels, sert de vecteur des idées dominantes dans une formation sociale donnée. Elle peut être aussi un lieu de contestation de l’ordre social établi dépendamment de la position de l’artiste. Il y a donc toujours une articulation entre le culturel et la politique.
Disons mieux, les créations artistiques peuvent avoir une fonction reproductrice ou contestataire. Dans cette dynamique de conflictualité idéologique, comment situer « Señorita » ? Qu’est-ce qu’elle dégage en termes de perspectives politiques relatives aux rapports haïtiano-dominicains ?
Un personnage hybride
La chanson débute sous un rythme qui s’apparente à un merengue dominicain fusionnant l’espagnol et le créole, puis enchaîne avec du compas. L’arrangement musical en soi est constitué d’un mélange de sonorités de nature hétéroclite.
Tout comme la structure musicale et la langue, le personnage principal présente les mêmes traits caractéristiques :
« Señorita, señorita…. Ayisyèn, dominikèn li pale panyòl, pale kreyòl.
Li viv an Ayiti, li fèt an Dominikani.
Pitit tchoul ki nan batey ak yon dominikèn ki pèdi fèy
Ba li manmancita, ba li Señorita »
De la sociologie en passant par les Études féministes et les Cultural Studies, ces thématiques ont constitué de véritables champs d’investigation scientifique.
Le personnage Senorita ne s’identifie pas à un pays spécifique, il habite la frontière. Se partageant entre deux pays (Haïti et République dominicaine) Señorita porte sur ses épaules toutes les contradictions qui ont jalonné l’histoire de ces deux peuples. Rappelons que bien avant le massacre de 1937, les frontières haïtiano-dominicaines abritaient des communautés « bilingues, biculturelles et transnationales » pour paraphraser Richard Turits. Leur langue serait constituée d’un mélange de créole et d’espagnol. Leur spiritualité puise dans le vodou et le catholicisme. Señorita embrasse en partie cette double identité. Elle a les mêmes traits caractéristiques du personnage décrit par le rappeur franco-algérien Médine dans son titre Alger-Pleure.
Señorita n’est ni Haïtienne, ni Dominicaine mais les deux à la fois. De vieux voisins devenus ennemis par la force des choses, cohabitent dans son code génétique, pour reprendre les propos du rappeur.
Cette perspective remet en cause la logique même de l’État-Nation, de l’identité nationale telle qu’elle est pensée par les courants d’extrême droite occidentale.
La fille des Bateys
L’autre élément fondamental à prendre en considération dans la construction du personnage « Señorita » c’est la question de son origine sociale. Ses parents vivent dans les « Bateys ». Ce sont des camps d’exploitation à outrance de l’industrie sucrière capitaliste nord-américaine et dominicaine dont l’histoire remonte à l’époque de l’occupation états-unienne d’Haïti de 1915. L’expropriation des agriculteurs haïtiens durant l’occupation puis la migration forcée qui en a découlé vont permettre aux entreprises sucrières américaines installées en République dominicaine et à Cuba d’avoir une main d’œuvre bon marché. D’où les premières vagues migratoires haïtiennes chez le pays voisin dominicain ainsi qu’à Cuba.
Le personnage Señorita trouve son origine sociale dans les couches populaires haïtiano-dominicaines subissant l’exploitation du capitalisme transnational. Sa mère dominicaine et son père haïtien habitant les « Bateys » doivent non seulement affronter simultanément les méandres de l’industrie sucrière mais aussi l’État haïtien. Car le régime des Duvalier, bien avant sa chute en 1986, prélevait de l’argent sur l’ouvrier haïtien travaillant dans les « Bateys » dominicains.
Señorita : la prostituée
Ne pouvant pas répondre à ses besoins, Señorita a recours à la prostitution.
« Jenn tifi a gen 18 tan, li pa prese gen anpil tan
Li bay tout nèg bon jan depi w gen lajan… »
Le rapport de Señorita avec ses clients sexuels est entaché de complexité. Son corps, devenu marchandise dans une formation sociale à prédominance capitaliste et patriarcale, est très sollicité car les clients mettent en exergue sa part d’identité dominicaine. Celle-ci correspond aux codes esthétiques dominants.
« « Tinèg menm ki santi yo fyè anwo tifi bèl koulè
Y ap mouri pou jan li souri
Yo renmen lè li rele yo papi…”
Dans ce rapport, Señorita revêt la figure de l’étrangère, celle qui n’est pas d’ici quoique son père soit haïtien. Son corps devient un terrain d’affrontement idéologique. Le « tinèg » auquel fait référence Brutus, a des ressemblances avec différents personnages diagnostiqués par Frantz Fanon dans son livre « Peau noire, masques blancs ». Pris dans un complexe d’infériorité, « Tinèg » utilise le corps de Señorita pour calfeutrer les séquelles laissées par la colonisation européenne de 1492. Lui et ses confrères se mettent en file indienne devant la porte de la jeune adolescente pour s’offrir une partie de jambes en l’air.
« Li pa janm fè tan anba dra, yon lòt deja deyè pòt la
Ou mèt mete li sou tab la
Ou ka toujou rele l pita »
L’origine sociale de Señorita l’expose non seulement à l’asservissement économique du capitalisme transnational, aux contradictions historiques des relations haitiano-dominicaines post-1937 mais aussi à sa condition féminine. D’où une certaine consubstantialité des différentes formes d’oppression auxquelles fait face l’adolescente de dix-huit ans.
Le groupe Zenglen, par la qualité de ses créations, reste une référence parmi les formations musicales classées dans la catégorie de « nouvelle génération ». Il est vrai que son histoire instable a des impacts sur sa productivité, cependant Brutus (membre fondateur, maestro, compositeur, guitariste par excellence), continue à tenir bien haut le flambeau de la formation « 5 étoiles ».
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