Imbroglio juridique et institutions dysfonctionnelles rendent les décrets de Jovenel Moïse quasiment inattaquables
Le lundi 13 janvier 2020, les députés haïtiens sont partis définitivement de la 50e législature. Quant au Grand corps, seulement un tiers des sénateurs y sont restés. Le parlement dans son ensemble est devenu dysfonctionnel, matérialisant les craintes d’une bonne partie de la société, qui redoutait que le président Jovenel Moïse ne dirige par décret. Ce ne serait pas la première fois qu’un président haïtien le ferait.
Deux mois après le départ des parlementaires, l’administration de Jovenel Moïse prend quatre décrets simultanément, dont celui sur l’enseignement supérieur. Le décret sur le nouveau Code pénal a lui aussi été signé au Palais national le même jour soit le 11 mars 2020. Le 19 mars 2020, à la faveur du coronavirus et des premiers cas recensés dans le pays, l’exécutif publie le décret sur les mesures de protection en cas de pandémie.
Quant au nouveau Code pénal, depuis sa publication, il suscite de vives critiques. Au-delà des changements substantiels qu’il apporte par rapport à l’ancien, des voix s’élèvent pour questionner sa légalité, et la compétence de l’exécutif à prendre des décrets qui ont force de loi. Mais la faiblesse des institutions du pays, ainsi que le manque de cohérence dans les textes de loi rendent difficiles toutes tentatives de les abroger.
Le parlement absent
Même si un concert de voix s’élève contre les décrets pris par l’exécutif, la confusion règne quand il s’agit de trouver la bonne formule pour les abroger. D’après Nathan Laguerre, avocat au barreau de Port-au-Prince, seul un nouveau parlement pourrait se pencher sur ces actes de l’Exécutif.
« Nous ne sommes pas dans une logique institutionnelle, regrette-t-il. La seule institution prévue par la constitution qui pourrait décider de la constitutionnalité de ces décrets n’existe pas. C’est le Conseil constitutionnel. Avant le dernier amendement de la constitution, on pouvait faire un recours devant la Cour de cassation pour juger de la constitutionnalité d’un texte. Mais depuis la nouvelle version de la constitution, cette possibilité n’existe plus. »
Pour Me Monferrier Dorval, bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Port-au-Prince, le seul organe compétent par-devant lequel un recours aurait pu être introduit est le Conseil constitutionnel. Selon lui, seules les pressions de la société civile pourraient changer quelque chose.
Quid de la CSCCA ?
Guerby Blaise, consultant de la présidence en 2018 et conseiller de la primature jusqu’à septembre 2019, croit au contraire que la cour supérieure des comptes et du contentieux administratif est qualifiée pour juger les décrets.
« D’après le décret du 22 août 1995, la Cour de cassation a la capacité de juger de la constitutionnalité d’une loi, explique le spécialiste. Sauf que les décrets pris par l’exécutif ne peuvent pas être des lois, mais des actes administratifs. Tout acte administratif relève d’une juridiction administrative, donc la CSCCA est compétente pour l’annuler, du moment qu’il viole directement la Constitution. L’exécutif aurait ainsi trois jours francs pour suspendre l’application du texte. »
La CSCCA serait incompétente si seulement une loi faisait écran entre le décret et la constitution, selon Guerby Blaise.
« Une loi fait écran à un acte administratif quand elle est inconstitutionnelle, mais que l’acte a été pris en vertu de cette loi. Dans ce cas, on ne peut pas apprécier la constitutionnalité de l’acte administratif, sans juger de la constitutionnalité de la loi, parce que l’acte ne viole pas directement la constitution. Comme les juges de la Cour des comptes ne peuvent pas juger de la constitutionnalité d’une loi, ils ne pourraient pas du même coup juger l’acte administratif », explique le juriste.
Mais, précise Guerby Blaise, si la CSCCA annule un acte administratif, comme un décret, l’exécutif pourrait faire un recours devant la Cour de cassation. Seul le Conseil constitutionnel aurait un mot définitif, s’il avait été mis sur pied. Cependant, comme pour témoigner de l’incohérence de certaines lois, la Constitution donne au Conseil constitutionnel le droit de juger des décrets, alors que ceux-ci ne sont pas des lois, regrette Guerby Blaise.
En dehors de la loi
En 1987, la nation haïtienne adopte une nouvelle constitution. Il s’agit d’entrer dans une ère démocratique et laisser dans le passé la période dictatoriale des Duvalier. Dans les dispositions transitoires censées assurer la transition vers de nouvelles élections et de nouveaux élus, la constitution donne au Conseil national de gouvernement (CNG) le pouvoir de prendre des décrets qui ont force de loi, jusqu’à l’entrée en fonction de nouveaux élus.
Selon Nathan Laguerre, après le conseil du gouvernement, il ne devait plus y avoir de décrets. « Nous nageons en pleine illégalité, dit-il. Le président agit en dehors de la loi. Après le CNG, aucun décret n’aurait dû être pris. La constitution de 1987 avait voulu ancrer le pays dans la continuité institutionnelle, et dans cette logique le parlement devait être toujours présent. »
C’est ce que confirme Me Guerby Blaise. « J’ai parlé aux avocats qui conseillent le président, et ils sont d’accord avec moi que l’exécutif n’a pas le droit de prendre ces décrets, révèle-t-il. Ils admettent que le président ne peut pas se substituer aux législateurs. Sauf que c’est devenu une pratique, depuis le régime des Duvalier. »
Cependant, certains décrets sont quand même de l’attribution de l’exécutif, selon l’avocat. « Les seuls décrets que peut prendre l’exécutif sont d’ordre administratif, dit le juriste. Dès que le décret est coercitif, c’est-à-dire qu’il prévoit des sanctions, il ne relève plus de l’exécutif, mais du législatif ».
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Dans des pays comme la France, selon Guerby Blaise, le président peut prendre des ordonnances, qui sont des décrets qui ont force de loi. Mais c’est le parlement qui autorise l’exécutif à le faire, par une loi d’habilitation, qui détermine les conditions et le délai de cette délégation de pouvoir.
Pour entrer dans les débats, le barreau de Port-au-Prince a aussi mis sur pied une commission qui examine certains décrets pris par l’exécutif. Le bâtonnier, Monferrier Dorval, mêle sa voix au concert de protestations. « Il est bruit qu’il reste 43 autres décrets à publier, révèle le bâtonnier. Pourtant la constitution ne prévoit pas ces décrets. C’est une pratique qui, à force de répétition, est devenue plus forte que les textes de loi. »
Le nouveau Code pénal
Parmi les décrets publiés jusque-là par l’exécutif, c’est le nouveau Code pénal qui génère le plus de controverses. En 1036 articles divisés en 5 grands titres, ce décret, tiré à 850 exemplaires uniquement, abroge tout texte de loi qui lui est contraire. Son entrée en vigueur est prévue dans 24 mois.
Selon le sénateur Jean Rigaud Belizaire, l’un des dix membres restants au Sénat de la République, la publication de ce décret est une bonne chose, bien que ce soit l’attribution du parlement de le voter. « Certains veulent aborder la question sous un angle politique, mais pas moi, dit-il. Il était temps pour le pays d’adopter un nouveau code pénal. »
D’après le sénateur, ce n’était pas nécessaire d’attendre un nouveau parlement. « Si le président a décidé de publier le texte, il n’y a aucun problème, dit-il. Cela crée de bons débats. De toute façon le texte n’entrera en vigueur que dans deux ans. Entretemps, il y aura un nouveau parlement qui pourra décider de la version définitive du code. »
Jameson Francisque
Photo: Reuters/Andres Martinez Casare
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