Les femmes peintres haïtiennes ne jouissent pas de la même renommée que leurs homologues masculins. Elles sont pour ainsi dire invisibilisées, dans un milieu artistique parfois sexiste
Rose-Marie Desruisseau, peintre haïtienne formée au centre d’art, est l’une des 25 artistes exposées à la maison Dufort, dans le cadre de l’exposition Vives. Son travail prend place aux côtés d’autres artistes femmes comme Tessa Mars, Pascale Monnin, ou encore Luce Turnier.
Très active à partir de 1963, elle était déjà présente à la création de l’École Nationale des Arts en 1983. Cependant, très peu des étudiants formés dans cette école savent qui Rose-Marie Desruisseau est.
Lire aussi: Pòtoprens kontinye inyore desizyon pou bay kèk ri pote non fanm
Comme elle, les femmes peintres haïtiennes ne jouissent pas de la même renommée que leurs homologues masculins. Elles sont pour ainsi dire invisibilisées, dans un milieu artistique parfois sexiste.
D’après Jean Herald Legagneur, professeur à l’université d’État d’Haïti, qui a participé au transfert de la collection du Musée d’art haïtien au Centre d’art en 2021, l’œuvre de Desruisseau mérite pourtant qu’on s’y intéresse.
Cette artiste a consacré une grande partie de son travail à la peinture de la vie dans les Ounfò. 47 de ces œuvres éparpillées en Haïti et à l’étranger, tournent autour de ce seul thème.
L’épopée joue également un rôle important dans l’œuvre de la peintre. Dans l’une de ses toiles exposées à Vives, du 15 janvier au 13 février, elle résume une bonne partie de l’histoire d’Haïti, de la période précolombienne à l’occupation américaine. Elle est l’une des rares artistes haïtiennes à s’intéresser à l’épopée.
En tout 25 femmes sont exposées sur les murs de la maison Dufort à l’exposition Vives. Selon Allenby Augustin, directeur exécutif du centre, il s’agit de « rappeler l’importance et la diversité des sensibilités artistiques féminines […] et encourager les femmes à faire de l’art. »
En parallèle, un séminaire de formation a eu lieu durant le mois de janvier au local du Centre d’Art avec une dizaine de jeunes. Ils sont formés au métier de commissaire, et vont préparer une prochaine exposition, qui sera aussi consacrée à des artistes femmes.
Selon Stéphanie Dalzon, qui a étudié les arts plastiques à l’École nationale des arts, ces initiatives sont importantes. Les femmes ont plus de difficultés à se faire connaître dans le milieu et à vivre de leur art, d’après elle : « En Haïti les plasticiens connus sont beaucoup plus nombreux que les plasticiennes. Même si plus de femmes intègrent aujourd’hui les écoles d’art, elles rencontrent plus de difficultés à s’intégrer. »
Sur les 25 artistes en exposition, Derby Saint Fleur, étudiant en histoire de l’art et archéologie n’en connaît qu’une ou deux. Stéphanie Dalzon elle-même avoue connaître quelques-unes des artistes haïtiennes via des recherches sur les arts plastiques, et d’autres via les réseaux sociaux.
Cette lacune incombe à un manque de documents qui relatent le travail des femmes plasticiennes. En outre, l’enseignement secondaire ou encore l’université n’expriment pas un grand intérêt pour la vulgarisation de ces œuvres.
Depuis 2019, grâce au nouveau secondaire, l’histoire de l’art est devenue une matière obligatoire dans les écoles. Cependant, les artistes haïtiens n’y sont pas étudiés. Smith Johnson, élève de Secondaire III, suit des cours d’histoire de l’art depuis trois ans. Aucune des femmes exposées au Centre d’art ne lui est familière.
Il n’y a pas qu’au niveau secondaire que les artistes femmes sont invisibilisées. Même au sein de l’École Nationale des Arts, ENARTS, qui forme des artistes au niveau des arts visuels et de la scène, les étudiants ne connaissent pas assez la vie et l’œuvre des artistes femmes en général.
Veerle Poupeye est historienne de l’art et animatrice du séminaire sur le commissariat d’exposition et la médiation culturelle au Centre d’art. Pour elle, certaines questions sur la femme, sa place et son travail dans l’art, sont importantes à poser.
« Ce que je trouve très intéressant dans l’art haïtien, c’est que les femmes ont tendance à se retrouver dans des positions de service, comme directrice du Centre d’Art, comme secrétaire de Comité, etc. Elles sont moins souvent dans des positions où elles sont reconnues comme productrices culturelles à part entière. Et c’est quelque chose que les historiennes de l’art, les historiennes de l’art féministes doivent remettre en question et qui doit être réexaminé », fait remarquer Poupeye.
L’histoire de l’art en plus d’être écrite par des hommes est aussi enseignée par des hommes, rappelle Caleb Jean, un ancien étudiant de l’ENARTS. En quatre ans d’étude, il n’a pas eu une seule femme artiste comme professeure.
La critique d’art cubaine Yolanda Wood avait été désignée pour le poste de directrice de l’ENARTS, dans les années 1980. Elle avait demandé à des artistes contemporaines de venir y enseigner. Mais elle n’est restée que deux mois à la tête de l’ENARTS, à cause d’intrigues sexistes, explique une artiste connue qui demande l’anonymat. Depuis, il n’y a plus eu de tentatives de la sorte.
Pascale Monnin, artiste actuellement en résidence de création dans le cadre des résidences croisées du Centre d’Art, rappelle que les rares femmes à s’être démarquées dans l’histoire de l’art haïtien ne représentent pas une palette suffisamment représentative des femmes haïtiennes.
« À l’époque où j’étais au Centre d’art, j’ai beaucoup insisté pour que plus de femmes fréquentent le centre », affirme-t-elle. Mais, selon la peintre, celles-ci sont parfois réticentes à l’intégrer, par manque de temps parfois, ou plus généralement parce qu’elles ne voient pas les métiers de l’art comme un espace d’épanouissement ou de rentabilité économique.
Lire également: Hector Hyppolite, seul peintre à avoir sa place publique en Haïti
Pour améliorer l’intégration des femmes, Stéphanie Dalzon propose de populariser un peu plus leur travail, vu « que cela n’a jamais été facile pour elles de s’intégrer dans ce marché qui a longtemps été sexiste envers elles. La solution serait de les inclure dans les projets d’exposition, pour les aider à s’affirmer sur le marché de l’art et orienter leurs choix de carrière d’une manière plus rationnelle. »
Stéphanie Dalzon est elle-même obligée de se lancer dans d’autres activités, en parallèle à sa carrière, pour subvenir à ses besoins.
Photo de couverture: Rose Marie Desruisseau
Photos: Carvens Adelson
Comments