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Que peut-on apprendre du massacre de Raboteau aujourd’hui ?

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Un des coupables est actuellement membre du haut état-major des forces armées remobilisées par Jovenel Moïse

Le 22 avril 1994, les Forces armées d’Haïti, épaulées par les miliciens du Front pour l’avancement et le progrès d’Haïti (FRAPH), attaquaient les résidents du quartier populaire Raboteau, situé à proximité du littoral de la ville des Gonaïves. Ce raid qui a eu lieu dans le contexte du coup d’État de 1991 a provoqué la mort d’une trentaine de personnes, suivant les chiffres du journal Le Nouvelliste.

Durant les trois années qui ont suivi le coup d’État, un climat de terreur s’est installé à travers tout le pays. On dénombre plus de 3 000 morts, 1680 viols, 250 000 déplacés et des dizaines de milliers de boat people. Le massacre de Raboteau en avril 1994 constitue l’un des faits marquants de cette période.

Trois jours après le putsch, les militaires ont massacré sept jeunes

Six ans après les faits, la justice haïtienne a procédé au jugement de 59 individus, dont des hauts gradés de l’armée ayant pris part au massacre.

37 accusés qui vivaient en cavale pendant le déroulement du procès ont été condamnés, par contumace, à perpétuité. Parmi eux, il y a Raoul Cédras, Karl Dorélien et Jean-Robert Gabriel. Ce dernier est actuellement membre du haut état-major des forces armées remobilisées par Jovenel Moïse.

Arrêtez ce massacre

Au lendemain du coup d’État militaire contre Jean Bertrand Aristide, orchestré par le général en chef de l’armée Raoul Cédras, plusieurs villes sont entrées en rébellion. Gonaïves, qui avait joué un rôle crucial dans la chute de la dictature des Duvalier, se trouvait une nouvelle fois au-devant de la scène.

Les habitants de la Cité de l’indépendance se sont mobilisés pour exiger le retour au pouvoir du président Aristide. La ville est devenue ainsi l’une des cibles favorites des putschistes. Cela était encore plus vrai pour le quartier de Raboteau qui a été à l’époque le principal lieu de l’insurrection populaire.

Les habitants de la Cité de l’indépendance se sont mobilisés pour exiger le retour au pouvoir du président Aristide.

La ville des Gonaïves a été attaquée plusieurs fois. Le 2 octobre 1991, soit trois jours après le putsch, les militaires ont massacré sept jeunes ; le benjamin des victimes avait seulement 13 ans. Ce crime odieux a provoqué la colère de l’évêque de la ville, Emmanuel Constant, qui porte curieusement le même nom que le chef du FRAPH. « Au nom des droits de l’homme, au nom du respect que nous devons avoir pour la vie, je dis aux responsables : arrêtez ce massacre », déclarait-il publiquement, le lendemain de l’événement.

De concert avec le prêtre progressiste français Daniel Roussière affecté au diocèse des Gonaïves à l’époque, il a célébré les funérailles des victimes le mardi 15 octobre 1991. Une foule évaluée à plus de 5000 personnes a assisté aux obsèques.

Toto Constant entre en scène

Le 22 avril 1994, à l’aube, des militaires accompagnés de miliciens du FRAPH, sous la direction du capitaine Castra Cénanfils, ont encerclé Raboteau. Ils pourchassaient les militants politiques pro-Aristide, en particulier Amiot Métayer qui était l’un des chefs de file du soulèvement populaire.

La zone a été mise à feu et à sang.  Des dizaines de maisons ont été incendiées ; des enfants et des femmes étaient tabassés. « Des informations de sources journalistiques font état de 30 personnes tuées. Les militaires, dans leurs poursuites, ont tiré en direction d’un voilier marchand en provenance de Bombardopolis, faisant 12 morts et des blessés », rapporte un article paru dans Le Nouvelliste, le 26 avril 1994.

Amnesty International, dans son rapport de juillet 1998, situe entre 20 et 50 le nombre de personnes tuées pendant l’opération. D’autres sources évoquent l’impossibilité d’évaluer la quantité de victimes, car plusieurs corps n’ont pas été retrouvés.

La coalition entre force de l’ordre et milice armée qui était à l’origine de ce massacre rappelle le massacre perpétré à La Saline, en novembre 2018, où plus de 50 personnes ont été assassinées, selon un rapport du Réseau national de défense des droits humains.

Le procès

Trois ans après le coup d’État, le 15 octobre 1994, le président Aristide est revenu au pays. Il est accompagné de 30 000 marines américains. C’est le retour à l’ordre constitutionnel.

La chute de la junte militaire qui s’était emparée du pouvoir après le coup d’État permet une certaine stabilité politique : cela a facilité la tenue du procès du massacre de Raboteau à la fin de l’an 2000.

Trois ans après le coup d’État, le 15 octobre 1994, le président Aristide est revenu au pays.

Le processus a été long. D’abord, le gouvernement de Jean-Bertrand Aristide, avec l’assistance de la Mission civile internationale en Haïti, instituée par les Nations Unies, a créé la Commission nationale de vérité et de justice (CNVJ).

Elle était chargée d’enquêter sur les exactions commises par les militaires ainsi que les miliciens du FRAPH. Une partie du rapport final de la commission est consacrée au massacre de Raboteau. 210 plaintes ont été enregistrées.

Une équipe de médecins et d’anthropologues de l’EAAF (Equipo Argentino de Antropologia Forense), des Universités de Géorgie et de Toronto,  a mené une enquête médico-légale entre septembre et octobre 1995 sur les lieux du massacre. Plusieurs corps ont été exhumés afin d’identifier les victimes via des tests ADN et ensuite déterminer les causes des décès.

À son arrivée au pouvoir en 1996, le président René Préval a créé un bureau spécial qui s’occupait spécifiquement du procès du massacre de Raboteau. Le jugement s’est tenu. En novembre 2000, au Palais de justice des Gonaïves, 22 individus accusés d’homicide volontaire, de torture, d’abus d’autorité, de vol, d’incendie volontaire, etc., ont été condamnés à perpétuité aux travaux forcés. Castra Cénanfils qui avait dirigé les opérations à Raboteau, et Jean Tatoune, un ancien responsable du FRAPH aux Gonaïves, ayant pris part à l’hécatombe, sont parmi les condamnés.

Le président René Préval a créé un bureau spécial qui s’occupait spécifiquement du procès du massacre de Raboteau.

Emmanuel Constant, Louis Jodel Chamblain, deux principaux membres fondateurs du FRAPH, ainsi que certains hauts gradés  des Forces armées d’Haïti, comme le général en chef Raoul Cédras, Philippe Biamby, Michel François, Jean-Robert Gabriel et Karl Dorélien, sont condamnés par contumace. Le verdict du jugement a été publié dans le journal officiel Le Moniteur du jeudi 23 novembre 2000.

Retour à la case départ

En 2005, la justice haïtienne a annulé sans recours le jugement portant sur le massacre de Raboteau. Cette décision a été entérinée par Bernard Gousse, ministre de la Justice. Selon l’Agence France Presse, environ 14 individus condamnés cinq ans auparavant à la suite du procès ont retrouvé leur liberté.

Louis Jodel Chamblain, numéro deux du FRAPH, a bénéficié des largesses du gouvernement de Gérard Latortue et de Boniface Alexandre. Il avait participé à la lutte armée contre Jean Bertrand Aristide en 2004. Des organisations de défense des droits humains étaient montées au créneau pour dénoncer cette décision très controversée.

Deux repris de justice, Nardy Cariétane et Castra Cénanfils ayant pris part au carnage, ont intégré la fonction publique. Le premier est actuellement employé au Palais national. Récemment, il aurait agressé le journaliste Louis Jamé Mécène. L’ancien capitaine Castra Cenanfils serait quant à lui un cadre de l’OAVCT, d’après un responsable de Justice et Paix aux Gonaïves.

Emmanuel (Toto) Constant a été déporté en Haïti le 23 juin 2020. Il était en prison aux États-Unis, où il s’était réfugié au retour de Jean Bertrand Aristide. Aussitôt revenu au pays, il a été emprisonné.

Feguenson Hermogène

Feguenson Hermogène est journaliste et cinéaste. Il a intégré l’équipe d’Ayibopost en décembre 2018. Avant il était journaliste à la radio communautaire 4VPL (Radyo Vwa pèp la, 98.9 FM) de Plaisance du Nord.

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