Je promène mon regard du lit numéro un au lit numéro douze. De la fenêtre j’aperçois, un chat qui prend la fuite, deux rats lui courant après… Dehors dans le ciel les étoiles scintillent.
« Doc, sewòm lan pa koule non pou malad ki sou kabann nimewo sèt la ».
Je me lève avec la sensation qu’une seconde tête est rattachée à mon cou et les vingt-deux heures de travail que je viens d’accumuler se font sentir péniblement. Je reçois un « Mèsi Doc» quand j’arrange le bras de la patiente du nom de Madame Démolien.
Cette dernière m’avait confié quelques jours auparavant que ses funérailles coûteraient moins chers que tout le « cinéma» habituel. Sa grande tante, presqu’aussi âgée qu’elle, lui avait conseillé de se rendre à Léogâne, où elle trouverait une solution à ses problèmes. Il est bruit que l’expertise des gangans de cette ville de la région des Palmes est à nulle autre pareille. Elle avait alors laissé le Môle-Saint-Nicolas pour entreprendre sans délai ses pérégrinations. Trop fatiguée et malade pour finir son trajet, l’Hôpital Général serait sa dernière escale…. La garde terminée, je transférai les cas au prochain interne, je saisis mon sac, ma petite pharmacie et partis me changer. Une dernière étoile? Non, un avion.
Un autre jour se profilait à l’horizon tout simplement…
Le soleil se levait paresseusement et les cafards prenaient la fuite vers les égouts. Je trainais les pas vers la façade de l’hôpital donnant sur la rue Monseigneur Guilloux. Je devais m’acheter trois sachets d’eau pour me laver les mains, le visage et me brosser les dents. Depuis trois jours environ, l’hôpital était à court d’eau, hormis les réserves du bloc opératoire. Les pneus, les murs, les coins et les poteaux gardaient l’odeur de l’urine de tous ceux ayant fréquenté ces lieux. Depuis quelques jours, un arc-en-ciel de matières fécales stagnait dans les toilettes et dans les bassins, on pouvait voir une eau pleine d’écumes de toutes les origines physiologiques imaginables. Ce matin, il valait mieux passer à l’arrière du dortoir plutôt que d’attendre dans la file pour utiliser les toilettes. Il allait bientôt être huit heures, et la tournée des malades allait commencer. Peu importait le motif, les retards étaient passibles de sanctions.
Je replongeai dans mes souvenirs qui me ramenèrent en ce jour de remise de diplôme. Cette dernière année d’internat faisait désormais partie du passé. J’avais écouté distraitement les différents discours prononcés. Il était possible de tous les résumer par une simple phrase: les choses devaient changer dans le secteur médical haïtien. Sur le visage de certains membres de l’assistance, comme sur celui du Dr. Populare il s’était dessiné péniblement et maladroitement un sourire. Ce dernier tenait sa clinique à la ruelle Enreb, comme il s’agrippait à sa canne. Malgré sa mobilité réduite, ses articulations distordues par l’arthrite, des verres aussi épais que la semelle de ses chaussures, la clientèle de la modeste clinique avait toujours été florissante. Il y travaillait seul. J’avais regardé pensivement le public. Pourquoi ne devrais-je pas quitter cette basse-cour où les coqs se vantaient de leur plumage de jadis figé dans leur mémoire depuis 1804? Ils conjuguaient le passé à tous les temps dans leur tentative de s’accrocher à une gloire d’antan.
Comme l’eut à dire René Dépestre: « Si le monde est une vallée de larmes, Haïti est le coin le mieux arrosé!» J’étais encore en terminale quand déjà, parents, amis, et inconnus me suggéraient de me rendre ailleurs après mes études classiques bouclées. Et pourtant, je me retrouvais avec, en main, un diplôme de l’Université d’État d’Haïti des années plus tard parce qu’au final, l’éducation universitaire sur notre île était à portée de main. « En Haïti, c’est la galère» vociférait l’autre, comme pour appuyer ses dires. L’avenir est incertain sur notre île, cette terre de chacals avec toujours un facteur de risque à considérer. Les études favorisent mais ne garantissent pas nécessairement une réussite minimale. Je n’ai pas eu la chance de connaître ces patriotes rouges qui imposaient leur dogme: la Citadelle comme Basilique, Dessalines pour Pape et la Dessalinienne comme Notre Père.
Oui dans mon rêve, je prendrais l’avion et je quitterais ce pays! Là-bas, j’apprendrais davantage, j’aurais plus d’opportunités. Je n’aurais plus à me plaindre de ce maigre budget alloué à la santé, section relayée au rang le plus bas dans les agendas politiques. La plupart des avancées médicales seraient à ma portée. Je pourrais mettre en valeur mes connaissances, appliquer sans frustration ce que j’aurais appris. Je serais en mesure de prendre soin de moi et de fonder une famille tout en ayant une certaine quiétude économique. Je pourrais alors aspirer à mieux que cette Honda aussi vieille que moi. Au prochain coin de rue, je ne verrais plus une femme criblée de balles après une transaction bancaire. Je ne recevrais pas de bastonnades sur une cour d’hôpital, de gifles de parents colériques, ni de menaces à main armée. Il y aurait moins de risque de coupure d’électricité scalpel en main, le malade, viscères à l’air.
Ne devrais-je pas aspirer à l’assurance d’une vie meilleure ? Pourquoi ne devrais-je pas partir? Je vivrai ce « dream» que je prétends être mien…
N’est-il pas donné (moralement) à quiconque souhaitant émigrer la possibilité de se rendre où bon lui semble, là où il pense pouvoir concrétiser ses rêves? La tendance à migrer ne fait qu’empirer dans les pays en voie de développement. Ca se comprend, puisque le train du développement que nous semblons avoir attrapé en pleine course, dans la mauvaise direction … Haïti est cette courageuse mère et cette mauvaise femme apparemment. Les saints et les siens l’ont abandonnée, une «grann » aux seins flétris ayant allaité même les fils et filles des voisins. Elle avait trop d’amants cette perle des Antilles….
La différence ne crève-t-elle pas les yeux ? Quand vous demanderez à un jeune médecin ou n’importe quel jeune, pourquoi part-il, jamais il ne sera à court de réponses. La plupart des diplômés, professionnels de la santé, à travers le monde, abandonnent leur terre natale pour plusieurs raisons, qui varient entre les conditions économiques qui empirent, les mauvaises conditions de travail, l’instabilité politique, la mauvaise gouvernance. Nous les avons toutes rassemblées en Haïti. Comme une tempête sauvage, elle nous repousse et notre patriotisme pour ancre ne s’est accroché qu’aux algues.
La terre est si vaste, je ne comprends pas pourquoi il faudrait que je m’accroche à cette île tiers-mondiste où se déplacer à pied est un luxe pour des accros à l’adrénaline. J’aimerais tant être dans cet avion… Mais une pensée me tourmente encore : si nous partons tous qu’adviendra-t-il … ?
Youri Piankhi Othelot
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