SOCIÉTÉ

Peut-on se passer du « pèpè » en Haïti ?

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Subitement, l’ambiance prend une toute autre allure. Tout le monde se met à courir. Il y a quelques instants, tout allait pourtant bien. Les gens e se livraient mécaniquement à leurs routines jusqu’à ce que le calme s’enfuit. Il est quatre heures de l’après-midi, on est à la rue Villate à Pétionville. Claudy arrive à peine à ramasser les Jeans qu’il exposait sur une voiture rouge, pour disparaitre dans la foule agitée. Une quatre-quatre contenant des hommes armés en uniforme s’enfonce sur la foule. C’est la cause de ce tohu-bohu fulminant. Il s’agit d’une escorte de la mairie de Pétionville qui chasse les marchands de pèpè exposant leurs marchandises en pleine rue.

Moins d’une minute après le départ de la patrouille municipale, les vendeurs reviennent au même point. Comme s’il s’agissait d’un exercice ordinaire. Comme si d’ailleurs rien ne s’était passé. Des chaussures de toutes les couleurs, des pantalons truffés de design, des chemises usagés et des maillots de toute sorte, pullulent la rue. Le calme étant revenu, Claudy revient pour continuer à raconter son histoire dans le business du pèpè, et confier le processus utilisé par les vendeurs pour rentrer en Haïti avec autant d’articles, qui sont pour la plupart des haillons et des déchets.

Une invasion qui remonte à 1960

En Haïti, le mot pèpè désigne les vêtements qui ont déjà servi. On fait généralement remonter l’importation et la vente du pèpè à 1960. Cette date correspond à la période d’administration du 35e président des États-Unis d’Amérique, John Fitzgerald Kennedy, qui envoyait des vêtements d’occasion sous forme d’aide à la population haïtienne. D’ailleurs avant d’être baptisé « Pèpè », le pèpè était appelé « Kennedy ». Avec le temps, le mot « pèpè » s’est imposé dans le vernaculaire haïtien. Il s’est même étendu à tout article de seconde main mis en commerce. Il peut s’agir de voitures, d’appareils électroménagers, voire même de médicaments.

« Tu t’imagines ? Il aurait fallu au moins 750 gourdes à un jeune homme qui voudrait s’acheter un jeans. Grâce à nous, avec ce même prix, il pourra avoir presqu’une dizaine de jeans », explique Claudy. Un article paru dans le New York Times explique qu’à Brooklyn, les camions et les voitures sont devenus des conteneurs facilitant l’expédition de toute sorte d’objets usagés. Chaque espace vide des véhicules est à vendre à ceux qui ont des articles usagés à envoyer en Haïti.

La plupart des friperies rentre par Anse-à-pitre, nous apprend Claudy. « C’est là que les grossistes achètent pour revendre lun peu partout dans le pays, notamment à Port-au-Prince. Ici à la rue Villate, nous achetons le plus souvent à la Croix-des-Bossales, à Tabarre, au marché Hyppolite ou en République dominicaine». A le croire, on n’a pas besoin de beaucoup d’argent pour intégrer le secteur. « Deux-milles cinq cent gourdes suffisent pour démarrer un petit commerce de pèpè », explique-t-il. Toutefois, le détaillant devra aussi payer pour faire réduire la taille de certains des vêtements qui, à part d’être usés, sont le plus souvent très larges.

Une commerce qui asphyxie la production locale

Avant d’intégrer le marché du pèpè à Pétion-Ville, Claudy travaillait comme réceptionniste dans une maison de lotterie. Il s’est rendu compte qu’il pouvait gagner beaucoup plus en vendant des vêtements d’occasion. La majorité des Haïtiens porte des vêtements de seconde main aujourd’hui. Cela s’explique parce qu’ils sont moins chers et  parce que presque toutes les grandes marques deviennent accessibles aux petites bourses. Au-delà de la démocratisation du style, il y a aussi la qualité des produits. Souvent les vêtements pèpè venant de l’Amérique du Nord résistent mieux que les vêtements neufs importés du Panama. Tous ces facteurs expliquent la popularité du pèpè. « Même quand les affaires ne sont pas bonnes, je peux vendre pour plus de cinq milles gourdes par jour », explique Claudy. Le business du pèpè est donc profitable pour le plus petit des détaillants.

Contrairement à Claudy, Herby Lubin, un autre marchand de la rue Villate, n’est pas marié. Il vend à la fois des basket neuves et des chaussures de seconde main. Encore en classe de terminal (Philo), son commerce lui assure une certaine autonomie par rapport à ses parents. « J’aime créer et j’aime être indépendant. Je crois que je serai un jour, un grand entrepreneur comme les Boulos », lance-t-il convaincu de ses aptitudes d’entrepreneur.

D’après Herby, toutes catégories confondues de gens achètent du pèpè. Toutefois, il constate que les gens qui au chômage représentent les principaux acheteurs de vêtements de seconde main. Certains clients achète du pèpè que pour des raisons économiques, toutefois ils sont nombreux ceux qui en achète pour la qualité des habits et la diversité de l’offre. Philippe, un jeune consommateur de pèpè, confirme les constats d’ Herby,  « Beaucoup de gens préfèrent le pèpè aux habits neufs ». Philippe, un jeune professionnel, porte presque exclusivement du pèpè. Pour lui le pèpè offre le meilleur rapport qualité-prix pour un jeune professionnel comme lui qui n’a pas nécessairement assez de rentrée pour magasiner dans les beaux magasins de Pétion-ville. Ce grand connaisseur des pèpè explique que la bonne qualité se trouve un peu partout en Haïti, dans les grands points de vente Pèpè si on cherche bien avec patience on trouve à coup sûr des vêtements de très bonne qualité. Il a pendant longtemps été un fidèle client du marché de Carrefour, mais Philippe avoue avoir été impressionné par la qualité des produits qu’il a déniché au Cap-Haïtien à la rue Zéro.

Si le pèpè aide économiquement certains acheteurs et vendeurs, il présente quelque part certains désavantages. D’une part, sa prolifération décourage les créateurs et les couturiers haïtiens. D’autre part, vu le fort pourcentage de produits à peine utilisables, une grande partie de cet import massif de pèpè se retrouve rapidement dans nos rues et la nature à salir d’avantage le pays. Il est aussi important d’analyser l’impact social du pèpè en Haïti car les vêtements sont des facteurs clés dans la définition de l’identité d’un peuple. Le fait pour la majorité de la population de porter le pèpè contribue au style hétéroclite dépourvu de marqueurs culturels qui a remplacé la couture aux couleurs locales. Le pèpè influe donc sur la conscience nationale. Le pèpè venant des Etats-Unis ne peut donc que nous américaniser.

Pas facile d’interdire l’importation

Considérant tous ces aspects négatifs du pèpè, des débats ont été engagés afin d’analyser la possibilité pour l’Etat d’interdire l’entrée son import en Haïti. L’enjeu d’une telle décision est de taille, quand on sait que chaque individu a le droit de faire des choix libres, en ce qui concerne sa propre vie. Toutefois la politique nationale autour du pèpè ne se réduit pas à des choix individuels, c’est aussi de l’ordre du commerce international.

Certains pays du Sud, consommateurs de Pèpè comme Haïti, ont tenté de stopper l’importation des vêtements usés venant des Etats-Unis. Le Rwanda a augmenté ses tarifs sur l’importation du pèpè américain à la fin de l’année 2017. Les Etats-Unis ont vite répliqué en menaçant de retirer le Rwanda de la liste des pays africains profitant de L’African Growth and Opportunity Act (AGOA, Loi sur le développement et les opportunités africaines). Cette loi qui vise à soutenir l’économie des pays africains en leur facilitant l’accès au marché américain a une grande incidence sur les économies de plusieurs pays d’Afrique. Haïti doit donc comprendre qu’une éventuelle interdiction du pèpè peut provoquer des sanctions commerciales de la part des Etats-Unis. Aussi insignifiant qu’il paraisse sur nos trottoirs et dans nos marchés, le pèpè est du Big Business. EN 2016, les Etats-Unis en ont exporté pour 575.5 millions de dollars de vêtements usagés.

Patrick Erwin Michel a étudié les Sciences Juridiques à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques (FDSE) de l’Université d’Etat d’Haïti. Il finalise actuellement son mémoire de sortie sur la pauvreté et les Droits humains. Il a également étudié l’art dramatique à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS), ainsi que le journalisme à l’ISNAC. Son champ d’intérêt inclue le Droit, la littérature, la sociologie et les arts.

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