« Puissances de la terre, aimez les talents, et protégez ceux qui les cultivent. »
Jean-Jacques Rousseau
La musique est un grand art. Elle peut élever ou asservir, assommer ou divertir. Elle alimente ceux qui la consomment et élèvent ceux qui la pratiquent. Le monde a connu de grands hommes qui étaient musiciens. Le monde a aussi connu de grands musiciens qui n’étaient pas des hommes : comme ce bluesman que j’aime bien, mais que j’ai du mal à apprécier quand je me rappelle qu’il a dû accepter de jouer dans des boites fréquentées par des blancs, derrière un rideau pour cacher sa gueule de black. Par contre, j’aime bien me rappeler que des grands comme le Roi David, Jean-Jacques Rousseau ou Leonard De Vinci jouaient aussi de la musique.
Si les hommes précédemment cité ont été des musiciens, ils savaient faire bien plus qu’égrener des notes sur un instrument. Et même si aujourd’hui, faire de la musique est devenu une profession, il me semble que nous avons trop de musiciens qui ne savent faire que cela. Dans notre pays, il y en a dont la culture se limite aux sept dénominations de notes connues et aux accords qu’ils enchainent lors de leurs prestations. Donnez-leur un micro pour une entrevue et ils réalisent brusquement que les langues vivantes comportent bien plus de mots que Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La et Si. Mais il y en a d’autres qui se distinguent. Certains ont été jusqu’à décrocher un diplôme universitaire en musique après avoir connu un « score » mondial en succès; un comportement louable (Si seulement bien plus empruntaient et continuaient sur cette voie).
Cependant beaucoup d’entre eux commencent ou finissent par montrer de l’intérêt pour notre pays. C’est encore louable ! En langage non musicien, ca s’appelle du patriotisme ou de la conscience citoyenne. Et pour s’impliquer, ils se lancent dans ce que Mao Tsé-toung appelle « La guerre sans effusion de sang »: la politique (définition inappropriée pour Haïti car dans notre contexte il y a bien du sang). Néanmoins, le problème est qu’en général ils n’appliquent pas les principes de leur art, la musique, à leurs démarches. Ils ne choisissent pas un genre, ils ne respectent aucun rythme et du couplet au refrain, ils détonnent. De plus, tout le monde veut être maestro, résultat: pas d’harmonie, aucune orchestration. Mais honnêtement, une cacophonie scénique est de loin plus appréciable que les paraphilies politiques que subit ce pays. Bon il est vrai que cela n’a pas commencé avec eux(les musiciens). Mais depuis quelques années, plusieurs de nos artistes ou activistes du secteur convergent vers les hautes sphères de la fonction publique, dans la cécité la plus totale, et y accèdent avec une facilité banale. En général, à la fin de leur mandat, leur bilan se révèle tristement fameux.
Mais au lieu d’évaluer leur passage à Rome, je me demande curieusement s’il n’y avait pas d’autres chemins pour y arriver. Bien d’autres de leurs homologues ont réalisé des exploits sans porter des titres comme Honorable, Excellence ou autres. Si vous le permettez, je pourrais juste prendre quelques minutes pour vous dresser brièvement le parcours de quelques musiciens qui ont fait la différence sans passer par l’ascenseur politique.
Alors, je vous fais deviner… Il a déjà performé en Haïti. Il est né au Sénégal. Fils d’un jazzman, il manie plusieurs instruments, sait chanter, écrire et composer. Brillant producteur, et propriétaire d’une maison de disque, il a signé l’une des plus grandes célébrités de ce siècle. Et la partie de ses exploits qui nous intéresse ici est une rumeur non démentie jusqu’ à date. Il parait qu’en deux (2) ans il aurait fait bien plus pour son continent d’origine (oui continent) que les ONG occidentales en 30 ans. (Peut-être qu’on peut faire plus que des études en 2 ans…Rires) J’ai décrit: Akon. Ce musicien polyvalent a, selon des médias internationaux comme CNN et Forbes, pu offrir l’électricité à 14 pays de l’Afrique et projette d’augmenter son bilan. L’effectif des bénéficiaires s’élèverait à 600 millions, soit 60 fois la population d’Haïti. Devrais-je ajouter qu’avant de connaitre ce succès avec un gros compte en banque et une popularité mondiale, il avait fait de la prison pour vol. Il a percé dans l’un des marchés les plus contraignants du show-business. Si vous n’êtes pas amateur d’excuses, ignorez cette partie !
Une autre devinette… Il est né en Guadeloupe de parents haïtiens. Il est danseur, scénariste, rappeur, poète. Il a une plume d’enfer! Entre show-business et vie spirituelle, il se situe à contre-courant des idées véhiculées par le rap français. On pourrait dire le rap mondial puisque au 21ème siècle, il n’est plus question de poésie ou de militance comme le rap avait débuté, mais plutôt de vantardise, de luxure, de vénération de la surconsommation et de matérialisme extrême. Celui dont je vous parle a gagné le pari. Du début de sa carrière à ce jour, il a traité des sujets comme le problème de l’argent, la violence, le racisme, la société etc., avec constance et congruence; un peu ce qu’aurait voulu faire notre cher K-libr’, mais avec plus de courage et moins de prétention. Aujourd’hui cet artiste (celui que je vous décris) joue dans la cour des « grands ». Parlant de lui sur France 2, l’un des plus grands paroliers de la France, Charles Aznavour a dit:
« La chanson française à l’heure actuelle a un avantage fantastique. C’est que les rappeurs et les slameurs écrivent merveilleusement notre langue [….] Il y a une floraison d’auteurs, de compositeurs et d’interprètes rappeurs et slameurs qui sont formidables aujourd’hui. Le leader de tous ceux-là, celui qui émerge en tête est Keri James. »
Keri a fondé en 2008, l’association « Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir (ACES) » dans le but d’aider les jeunes des quartiers défavorisés. De 2014 à 2015, il a dirigé de nombreux ateliers d’écritures et mené des opérations de soutien scolaire dans toute la France. Il a lancé un projet intitule la Bourse KJ. Ca consiste a organiser des tournées dont une partie des cachets est utilisée pour financer des études supérieures pour les jeunes. Plusieurs ont déjà bénéficié de cette bourse, et notre rappeur continue d’augmenter le compte.
Un troisième pour finir. Haïtien, élevé en Haïti, il est très connu pour sa musique et pas assez pour ses prouesses académiques et professionnelles dans les domaines comme la mécanique, l’architecture et la décoration intérieure. Après y avoir enseigné pendant 13 ans, il devint le directeur de l’école JB Damier. En 1974, il fut choisi par l’OEA pour un séminaire en Israël sur la formation professionnelle et technique des enseignants de l’Amérique latine. A titre expérimental et dans le but de suppléer à certaines carences, il réalisa diverses machines dont les plus marquantes: une affuteuse et une machine à moteur capable de vibrer quatre blocs à la fois. Il a institué un cours de dessin industriel et technique au Lycée Anténor Firmin. Peintre, poète, parolier, chanteur, guitariste, compositeur il a réalisé et contribué à la production de 5 albums dont 3 ont été exclusivement écrits et composés par lui. Il a fait son entrée sur la scène internationale au Mexique en 1970. Plus de 50 textes de chansons publiés à son actif, en créole, français et espagnol. Quand je vous dirai qu’il a popularisé la version créole de notre hymne national, vous devinerez que je parle d’Ansy Dérose.
Voilà donc 3 interprètes de la « langue des émotions » (pour répéter Kant), parmi tant d’autres, qui ont fait la différence. Je ne dis pas qu’ils n’ont pas eu d’accointances ou qu’ils ont évolué en totale marge de la politique. Je dis seulement qu’ils n’ont pas été candidats. D’ailleurs Ansy Dérose lui-même chantait: » Jan Kandida, Jozef Kandida, Emil kandida, Tout vle prezidan« . Mais il faudrait peut-être que ces moutons de panurge qui suivent nos artistes des salles de concerts aux centres de votes soient conscients de la transition périlleuse à laquelle ils sont exposés. Mais pendant que j’y pense, un chanteur de mon pays a entonné un jour: « Gen dokte nan tribinal la, gen avoka nan klinik lan ». Si je le croise un de ces quatre, je lui demanderai aussi en chantant: « Ou ka dim sak nan palman an la ? la la la la… Mais bon, ils y sont déjà et d’autres sont en route. Et c’est grâce à leurs fans-électeurs. Peut-être qu’il faudrait que ces « pro-fans » comprennent une chose, et cela ne concerne pas seulement les musiciens:
« Plus les talents d’un homme sont grands, plus il a le pouvoir de fourvoyer les autres » Aldous Huxley
Voyez-vous, il est possible de prendre son micro pour se mettre à hurler Heeeeeeeee! Tou Woz! Aya! Aniaaaaaaaa! Lanmou doudou! Watcha Krazem!…. et trouver quand même un moyen de contribuer au développement de son pays ou de sa communauté quand on n’est pas sur scène. Akon, Keri James et Ansy Derose l’ont fait. Tous noirs, deux d’entre eux ont du sang haïtien. Ils l’ont tous fait sans briguer des postes politiques. Alors n’en doutez plus: changer Haïti, contribuer à son développement, reconstruire sa dignité…Oui, un musicien pourrait le faire!
« Les politiciens sont là pour régler les problèmes que l’on n’aurait pas s’il n’y avait pas de politiciens.» Premier article de la Constitution murphyque
Opinion d’un mélomane avisé
Steeve Bazile
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