Deux solutions sont envisageables en vue d’éviter l’exacerbation du chaos : l’une est que l’Exécutif parte et soit remplacé par un pouvoir provisoire. L’autre est qu’il reste, mais renonce à l’organisation des élections et à la réforme de la Constitution, propose le politologue Joseph Harold Pierre
Haïti se trouve en proie à une grave crise politique et constitutionnelle. Un imbroglio juridique prévaut dans la situation actuelle dû à l’absence du Conseil Constitutionnel et du Conseil Électoral Permanent prévus par la Constitution amendée de 2011 (le texte de 1987 n’avait pas prescrit la création du Conseil Constitutionnel) rend impossible toute résolution du problème juridiquement. À cause de cette confusion, la solution de sortie de crise doit être sociopolitique et fondée sur la concertation entre, d’un côté, l’Exécutif et, de l’autre, des représentants de cette très large partie de la société (qui semblerait être l’immense majorité) réclamant son départ.
Deux solutions sont envisageables en vue d’éviter l’exacerbation du chaos : l’une est que l’Exécutif parte et soit remplacé par un pouvoir provisoire (c’est la meilleure option) ; l’autre est qu’il reste, mais renonce à l’organisation des élections et à la réforme de la Constitution. Vu la position de la communauté internationale, cette solution est moins bonne, mais plus réaliste.
L’adoption de l’une ou l’autre des deux solutions passe par la mise en place d’une Commission en vue de créer un espace de discussions entre le gouvernement et les opposants (qui sont de loin plus large que l’opposition politique) appelée « Table de Concertation ». Ladite Commission sera composée d’organisations de la société civile jouissant d’une grande crédibilité, des représentants de la presse reconnus pour leur impartialité, des représentants du secteur privé et des délégués de la communauté internationale.
Ce texte explique le bien-fondé de cette proposition et se divise en trois parties. Dans un premier temps, il aborde l’imbroglio juridique qui enveloppe la crise. Puis, il fait ressortir le réalisme de la solution sociopolitique envisagée. Enfin, il présente les procédures à suivre en vue des débats ou la création de la Table de Concertation.
1 — Imbroglio juridique autour de la crise
La crise actuelle est enveloppée d’une grande confusion du point de vue juridique. Cette confusion se trouve non seulement dans l’interprétation des textes, mais aussi et surtout dans l’application ou encore l’imbrication (inopportune) de deux constitutions : celle de 1987 et celle amendée de 2011.
La Constitution de 1987 dispose en son article 134.1 que « la durée du mandat présidentiel est de cinq ans. Cette période commence et se terminera le 7 février suivant la date des élections. » Cet article a été repris tel quel dans le texte amendé. Cependant, les deux textes diffèrent en ce qu’on appelle le « temps constitutionnel » relatif à la durée du mandat du Président.
L’article 134.2 de la Constitution de 1987 se lit comme suit : « Les élections présidentielles ont lieu le dernier dimanche de novembre de la cinquième année du mandat présidentiel. » Cet article ne fait donc pas allusion au temps constitutionnel.
Toutefois, dans la Constitution amendée, le contenu de cet article 134.2 devient : « L’élection présidentielle a lieu le dernier dimanche d’octobre de la cinquième année du mandat présidentiel. Le président élu entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection. Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est censé avoir commencé le 7 février de l’année de l’élection ».
Si, pour faire partir Jovenel Moise, on brandit l’article 134.2 (de la Constitution amendée), il faudrait donc, pour garder la cohérence, que toute la base juridique de l’établissement d’un gouvernement provisoire ou de transition soit la Constitution amendée et non celle de 1987 qui ne fait pas de différence entre le temps calendaire (mandat du président = 5 ans) et le temps constitutionnel (mandat du président ≤ 5 ans). Dans ce cas, le Président devrait être remplacé par le Premier ministre, suivant l’article 149 de la Constitution amendée.
La solution de la Cour de cassation (Président, Vice-Président ou juge le plus ancien) a été considérée à l’article 149 de la Constitution de 1987 qui, à mon humble avis, n’est plus de mise.
Cependant, un fait certain est que l’actuel Premier ministre est inconstitutionnel puisque son choix n’a pas été ratifié par le Parlement conformément à la Constitution amendée qui prévoit en son article 137 que « le Président de la République choisit un Premier ministre parmi les membres du parti ayant la majorité au Parlement (…). À défaut de cette majorité, le Président de la République choisit son Premier ministre en consultation avec le Président du Sénat et celui de la Chambre des députés. Dans les deux cas, le choix doit être ratifié par le Parlement ». N’étant pas légal, le Premier ministre est donc inhabilité à combler toute éventuelle vacance présidentielle. Il est bon de souligner qu’aucune des deux constitutions n’avait prévu la situation de vide institutionnel qui prévaut dans le pays depuis janvier 2019. Et cela se comprend.
Pour ce qui est de l’interprétation de l’article 134.2, il nous faudrait deux instances : le Conseil Électoral Permanent qui pourrait clarifier les doutes qui planent sur la continuité ou la discontinuité (reprise) du processus électoral conduisant à la présidence de Jovenel Moïse et le Conseil Constitutionnel auquel il incomberait d’interpréter le texte-source de la discorde (article 134.2 de la Constitution amendée) et dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours (article 190 bis). Les deux organes font malheureusement défaut.
Au passage, je veux souligner que l’article 190bis de la Constitution devrait être plus clair quant au rôle d’interprète du Conseil Constitutionnel, car nulle part cette fonction n’est mentionnée dans cet article qui se lit comme suit : «Un bon exemple est l’article 93 de la Constitution chilienne de 2010 relatif aux attributions du Tribunal constitutionnel du pays sud-américain ou le rôle d’interprète de la loi mère est très explicite. Je tiens à rappeler aussi que la Constitution de 1987 n’avait pas considéré l’établissement d’un Conseil ou Tribunal constitutionnel. Dans ce cas de figure, c’est la Cour de cassation qui devait veiller sur la constitutionnalité des lois (article 183.1) et leur interprétation (article 183.1).
Dans cette impasse d’absence d’instance d’interprétation (dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun recours) doublée de l’imbrication inopportune des deux constitutions (celle de 1987 et celle amendée de 2011) — ce qui est d’ailleurs anticonstitutionnel, car aucun texte juridique ne peut être contraire à la constitution (voir article 296 des deux lois-mères) —, il ne peut donc y avoir une solution juridique ou constitutionnelle à la crise actuelle. La solution doit être, dans ce cas, d’ordre sociopolitique.
2 — La solution est sociopolitique
L’objectif premier de cette quête de solution à la crise actuelle est d’éviter la situation chaotique que vivent le pays et surtout son exaspération. Il existe trois possibilités qui peuvent empirer le chaos : premièrement, si l’exécutif part et est remplacé par un pouvoir provisoire sans concertation avec Jovenel Moïse ; deuxièmement, si Jovenel Moïse reste sans concertation avec l’opposition et les forces vives de la société qui exigent son départ ; troisièmement, si Jovenel Moïse reste, peu importe les conditions, mais s’entête à organiser les élections et à réformer la Constitution. Dans tous les cas, seule la concertation peut éviter l’exacerbation du chaos que nous vivons déjà. Vu la tendance dictatoriale du président (mise en retraite de juges inamovibles, formation de CEP inconstitutionnel, entre autres choses) et le radicalisme et la division de l’opposition, je propose ces deux solutions.
La première, considérée la meilleure, consiste en ce que l’Exécutif part et est remplacé par un gouvernement provisoire. Le nouveau gouvernement devrait considérer l’Avant-projet de Constitution élaboré sous l’égide de Jovenel Moïse, tout en faisant les modifications qui s’imposent pour garantir l’État de droit en Haïti. Cette solution, toutefois, parait peu plausible, compte tenu de l’appui de la communauté internationale au Président.
En Haïti, on commet souvent l’erreur d’emprunter une démarche peu rationnelle qui fait fi des grandes théories des relations internationales, dans nos interprétations des actions de la Communauté internationale. Cette dernière n’est ni contre ni en faveur d’Haïti, mais agit en fonction de son programme et du jeu des acteurs locaux (principalement gouvernement et opposition). C’est un sujet qui me passionne et que j’ai approfondi surtout à la faveur de la crise actuelle, mais qui déborde le cadre de cette proposition. Ce qui est certain, c’est que la Communauté internationale tend à promouvoir depuis les années 1990 la consolidation démocratique, la bonne gouvernance et les droits humains. Il faut donc analyser maintenant le jeu des acteurs locaux.
La deuxième solution (moins bonne, mais plus réaliste) est que l’Exécutif reste, mais renonce à l’organisation des élections et de la réforme de la constitution. Dans ce cas de figure, le gouvernement devrait, pendant cette année, travailler pour créer un climat de sécurité dans le pays (principale raison qui justifie l’existence d’un État) même s’il y a quand même raison de douter de sa volonté et de sa capacité de lutter contre l’insécurité.
Le gouvernement devrait renoncer à l’organisation des élections et à la réforme de la constitution, car les conditions dans lesquelles ces deux entreprises ont été enclenchées sont contraires aux prescrits de la Constitution (de 1987 ou amendée de 2011). Les membres du CEP n’ont pas prêté serment devant la Cour de la Cassation (art 194.2).
S’il est certain que le pouvoir exécutif, tout comme le pouvoir législatif, peut proposer l’amendement de la constitution (art 282), cette proposition doit réunir l’adhésion des deux tiers (2/3) de chacune des deux Chambres (article 281.2). Condition qui ne peut être respectée dans le contexte actuel. On n’a donc pas besoin d’enfreindre des lois qui ne sont pas nécessaires à l’atteinte de cette solution sociopolitique. Il faut noter que l’organisation des élections et la réforme de la Constitution sous la présidence de Jovenel Moise dans les conditions actuelles constituent, de très loin, de plus grandes sources d’instabilité politique et de foyers de violence que le désaccord relatif à la fin du mandat.
3 — Procédures ou Manière de procéder : Création d’une Table de Concertation
Il est proposé la création d’une Table de concertation composée d’institutions de la société civile jouissant d’un certain prestige et surtout de la confiance du peuple. En vue de promouvoir l’inclusion, des représentants du mouvement féministe et de la diaspora doivent faire partie de la Table de Concertation. La société civile inclurait le secteur religieux, non seulement pour sa crédibilité et le grand nombre de gens avec lesquels il travaille, mais aussi son prestige et son influence. Le rôle prépondérant qu’a joué l’Église catholique, plus spécialement le Pape François, dans le dégel des rapports cubano-américains et la quête de solution aux conflits internes du Venezuela montre clairement le poids et l’influence de ladite institution dans les relations internationales. Elle peut se révéler un allié important pour Haïti dans nos rapports avec l’International ; mais il faudrait cesser de la voir aujourd’hui comme l’institution de la colonisation. Dans cette même veine, la conférence des pasteurs a aussi un rôle important à jouer.
À ces organisations de la société civile, il faudrait ajouter des représentants du secteur privé réputés progressistes. Le secteur privé haïtien est décrié et a, certainement, pendant longtemps, maintenu ce que j’appelle une structure féodo-capitaliste, mais je pense qu’il y a eu certains changements. Certains membres du secteur privé veulent sincèrement le progrès du pays. De toute façon, aucune solution durable n’est envisageable sans sa participation. Finalement, des représentants de la presse reconnus pour leur impartialité et des instances de la communauté internationale devraient être invités à cette structure. Celui ou celle qui pense la démocratisation et le développement d’Haïti sans la communauté internationale fait fausse route. Il nous faut seulement savoir comment nous positionner par rapport à elle. Il faut commencer tout d’abord à changer de narratif.
Cette Commission servirait d’espace de dialogue entre le gouvernement et l’opposition. La réussite d’une telle démarche exige la mise en application de toutes les théories et pratiques des négociations politiques et internationales relatives à la résolution des conflits politiques.
Il reste beaucoup à faire dans l’élaboration des procédures, telles que le nombre de membres de la Table, les critères de sélection des membres et la pondération en termes de participation ou représentation de chaque secteur. Je n’ai pas dit non plus qui (individus ou instances) seront responsables de la création de la Commission. Je travaille sur cette partie méthodologique, mais, entretemps, je voudrais soumettre l’idée générale de la proposition à l’appréciation de l’opinion publique. La proposition ne saurait prétendre à la perfection. Je suis prêt à l’écoute de tout un chacun.
Je tiens à souligner que cette proposition vise à résoudre cette crise (conjoncturelle), mais pas les problèmes structurels d’Haïti. De ces derniers, j’en ai déjà parlé amplement dans mes interventions dans la presse. Mais, je veux insister au fait que si, par la suite, les questions structurelles ne sont pas abordées, les mêmes problèmes reviendront à la fin du mandat du prochain président élu.
Joseph Harold Pierre
Photo de couverture: Valérie Baeriswyl
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