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Opinion | Lyonel Trouillot : les démons de la réaction

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Le réactionnaire nie toute expression d’une conscience collective et n’a aucun respect pour la production intellectuelle

Ces temps-ci, on entend des rengaines et on constate des attitudes et comportements qui appartiennent au répertoire de la réaction.

Ils viennent tantôt d’idéologues qui s’ignorent, dont la bonne foi est empêtrée de préjugés sociaux. Ceux-là ont au moins la vertu du style et d’un argumentaire.

Tantôt ils viennent de professionnels rémunérés pour casser l’idée du changement, du nouveau, de la rupture, ce qui est la première fonction publique du réactionnaire. Et là, on tombe dans l’abject et le vulgaire.

Heureusement quelques ouvrages et articles produits par des chercheurs et des écrivains rendent hommage à cet élan dont le «peyi lòk» fut une douloureuse expression.

Parmi ces démons de la réaction : «Le mépris et la peur du populaire» qui permet d’opérer par amalgame. Exemple : Peyi lòk = banditisme. Sans blague ! Les braves ménagères, les chauffeurs de taxi moto, les artisans, tous ceux et celles qui avaient consenti d’énormes sacrifices en restant chez eux ou en bloquant les rues pour obtenir la satisfaction de revendications sociales et politiques, les voilà comparables aux chefs de gang ! Sur le peyi lòk, difficile pour nous, bon bourgeois et petit-bourgeois de reconnaître qu’il y avait là un mouvement social de la part de personnes et de groupes sociaux privés de toute autre forme d’expression de leurs revendications : tous les mécanismes de la démocratie formelle étant brisés. Il n’est pas facile de reconnaître cet Autre sujet collectif. Georges Sand, qui se voulait pourtant à gauche, voyait dans la Commune de Paris et les Communards «une crise de vomissements» ! Ou, plus terrible encore, la phrase d’Alexandre Dumas fils : «Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes à qui elles ressemblent — quand elles sont mortes.» Dépolitisation de phénomènes de masse réduits à la furie de sauvages. Pas évident de nous défaire de nos attaches sociales dans nos analyses et les jugements que nous portons. Heureusement quelques ouvrages et articles produits par des chercheurs et des écrivains rendent hommage à cet élan dont le «peyi lòk» fut une douloureuse expression. Mentionnons le «Peyi lòk, une nouvelle stratégie de lutte en Haïti » de Johnson Sabin, les «nouvelles du peyi lòk», publié aux éditions Atlantiques déchaînés, et les «nouveaux écrits du peyi lòk», à paraître bientôt aux éditions Atelier Jeudi Soir.

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Autre démon de la réaction, non sans lien avec le premier : «la négation du sujet collectif et de la conscience collective». Le peuple manifeste, c’est qu’il est payé. Huit cents personnes, parmi lesquelles des intellectuels, artistes et écrivains de renommée internationale, signent une pétition, c’est que ce sont des suivistes. Le réactionnaire nie toute expression d’une conscience collective et n’a aucun respect pour la production intellectuelle. Comme il procède par cooptation et corruption, pour lui tous sont corruptibles et influençables, et personne n’est habité par des convictions.

Le réactionnaire […] veut avoir le monopole de la représentation, il est le dépositaire solitaire de la vérité.

Cela ne s’arrête pas là. Il faut «rabaisser et effrayer les jeunes qui assument des positions radicales». Essayer de casser tout lien entre eux et les progressistes plus âgés. Dire aux jeunes qu’il n’y a pas de progressistes, qu’il n’y a que des menteurs et des égoïstes portés par des intérêts privés. Dire en même temps que ces jeunes ne sont rien. En visitant la liste des signataires de la pétition, je me suis rendu compte qu’il y avait nombre de jeunes poètes que je n’avais pas lus. Depuis, je me suis empressé d’en lire quelques-uns. J’ai été heureux de voir que se produisent de belles choses qui méritent un meilleur écho. Il se constitue ici une masse critique venue des milieux urbains défavorisés. Le réactionnaire ne le supporte pas, il veut avoir le monopole de la représentation, il est le dépositaire solitaire de la vérité.

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Le réactionnaire dit encore: «Ils veulent tout détruire». Entendez par là toute critique est portée par des anges exterminateurs qui rejettent «tout». Une pétition aux termes spécifiques veut détruire Livres en folie ! Quand des citoyens et des éducateurs ont interpellé le fonctionnement de certains établissements scolaires privilégiés dans des moments de forte tension sociale, ils ont voulu, «détruire l’école haïtienne». C’est vouloir détruire l’école haïtienne que de dénoncer la reproduction des inégalités et des injustices dans le fonctionnement du système éducatif haïtien, et de penser à ceux qui ne vont pas à l’école. (Le jour où il existera une «école haïtienne», ce sera un énorme progrès !) Demander sans concession le départ d’un pouvoir illégitime, c’est vouloir tout détruire ! Il faudrait un jour faire la somme de ce tout qui, selon le réactionnaire, est sous la menace d’une horde de brigands.

C’est vouloir détruire l’école haïtienne que de dénoncer la reproduction des inégalités et des injustices dans le fonctionnement du système éducatif haïtien, et de penser à ceux qui ne vont pas à l’école.

Et bien entendu, restent «les armes traditionnelles de la menace et de la délation». Les «ti gason, malè va rive w» pleuvent. Dans un torchon qu’on dit commandité par un membre du pouvoir de facto, on va jusqu’à donner la fausse information de qui assure la sécurité chez tel. Une manière d’annoncer à d’éventuels visiteurs nocturnes à quoi ils doivent s’attendre ? Et pourquoi ne pas fournir l’adresse et l’itinéraire ?

Peur du populaire, disqualification de l’adversaire, distance aristocratique envers le réel et les discours revendicatifs, menaces, délation, mais soyons honnêtes, tous les éléments de cette liste ne se valent pas. Il y a ce qui, par delà les bonnes intentions et les motivations non malhonnêtes, s’avère être réactionnaire dans ses conséquences pratiques. Et ce qui, délibérément, est fait, dit pour faire blocage à toute idée et à tout processus de changement dans une société marquée par les injustices sociales.

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Avec les premiers, on peut discuter, même si les positions peuvent s’avérer irréconciliables. Cela enrichit le débat public. Quant aux sbires et aux thuriféraires, laissons-les converser avec leurs employeurs.

Par Lyonel Trouillot

© Photo de couverture : André Normil


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Poète, romancier, critique littéraire et scénariste, Lyonel Trouillot a étudié le droit.

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