Sur les questions d’éthique, le silence n’est que laxisme ou adhésion au n’importe quoi, jamais une stratégie
Une pétition a réuni les voix d’écrivains de différentes générations. De Frankétienne et Syto Cavé, à Luis Bernard Henry, l’un des plus jeunes lauréats du prix Deschamps, en passant par Makenzy Orcel, Rodolphe Mathurin et Evains Wêche… Avec eux des chercheurs, de nombreux universitaires, pour dire non au choix du général Prosper Avril comme co-invité d’honneur de Livres en folie en son édition 2023. La liste des premiers signataires est impressionnante, et de nombreuses personnalités et de nombreux citoyens, plus d’une centaine, sont venus depuis y ajouter leurs noms.
Cela rend encore pitoyables et mesquines les tentatives de réduire une position collective, massive, à une intention individualiste portée par des rancunes fictives, ou de monter en ennemis des écrivains dignes de ce nom. Quel manque de respect envers l’ensemble des signataires ! Quelle mesquinerie et quel faible niveau de pensée !
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Ce que cette pétition a de symbolique, c’est cette union entre l’esthétique et le savoir en sciences humaines pour prononcer ce qu’il faut entendre comme un rappel au devoir d’éthique. À tous et à soi-même.
À soi-même. Car il était plus facile de se dire « j’écoulerai quelques exemplaires de mes titres à Livres en folie, je ne vais pas me rendre victime d’un manque à gagner ». Il était plus facile aussi de se dire de ne pas provoquer de vague dans ce monde du livre où l’on est dépendant de la bienveillance de tel ou tel. Et tout aussi facile de se dire que l’on peut rencontrer tel ou tel dans les cercles mondains où il n’est jamais bon de se faire des ennemis. Et plus facile encore de se dire que les pétitions ne servent à rien, que, de toutes les façons, le mal haïtien est inguérissable. Ou, comble du pessimisme, considérer cette pétition comme une énième preuve que les Haïtiens ne peuvent pas s’entendre.
Ce que cette pétition a de symbolique, c’est cette union entre l’esthétique et le savoir en sciences humaines pour prononcer ce qu’il faut entendre comme un rappel au devoir d’éthique.
À tous. «Les Haïtiens». « S’entendre. » Mais autour de quoi ? Et à partir de quoi, sinon autour et à partir de principes éthiques ! Ce discours des Haïtiens qui ne peuvent pas s’entendre, des «acteurs de la crise» qui ne peuvent pas «s’asseoir ensemble» a quelque chose de terrifiant. Car il ne reconnait pas d’incompatibilité, d’inacceptable. Or l’esclavagisme ne peut pas être acceptable pour le captif, le viol pour sa victime, la torture pour le torturé, la dictature pour le démocrate… Je crois que c’est dans le fameux «Enter the dragon» de Bruce Lee, sagesse des arts martiaux ou trouvaille du dialoguiste, qu’un personnage à qui l’on demande de poser un acte criminel, répond : «There is a point beyond which I won’t go». La (re) construction de la vie en société ne peut se fonder que sur le principe qu’il y a des choses inacceptables. Et la première façon de s’opposer à l’inacceptable consiste à le nommer.
Je n’aime pas l’expression «un pays n’est pas une savane » (pourquoi dire du mal des savanes ?). Mais il est vrai qu’on a voulu faire d’Haïti un lieu sans repère éthique, un lieudit sans notion de l’inacceptable, installer ce pays dans une routine du tout peut se faire, où toutes choses sont égales. Des élections truquées, des conseils électoraux au service des futurs gagnants, des criminels notoires qui se pavanent, des violeurs qui font leur prêchi-prêcha, des positions ouvertement antirépublicaines exprimées librement, des apologies publiques du crime, du pillage des ressources publiques… comme si ici, toutes choses étant égales on peut faire avec tout, faire la paix avec tout.
Faites le moindre rappel d’ordre éthique et l’on vous traitera de radical. Dans les sphères dirigeantes haïtiennes, le rappel au devoir d’éthique est plus souvent sanctionné que l’action criminelle.
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L’important, dans la portée symbolique de cette pétition, n’est pas le général Avril. Le jugement appartient à l’histoire. Ce n’est pas la cible qui fait l’événement. L’important, c’est ce choix de dire, d’oser collectivement cet acte symbolique, de rappeler qu’il ne peut y avoir de construction sociale humaniste sans cette notion de l’inacceptable. De forcer, au moins, à mettre cela en discussion.
Trop de gens parmi ceux qui disent chercher des solutions à la crise haïtienne font l’économie de tout principe éthique. Non : on ne peut pas tout faire avec tout le monde et on ne peut s’accommoder de tout pour construire une société tendant vers plus de justice et de bien-être pour tous.
L’important, c’est ce choix de dire, d’oser collectivement cet acte symbolique, de rappeler qu’il ne peut y avoir de construction sociale humaniste sans cette notion de l’inacceptable.
L’on dira — et la remarque a été faite par Liliane Pierre-Paul à son inévitable journal de 4 heures, après sa lecture de la pétition — que le jugement éthique ne doit pas choisir des cibles au gré du tempérament, de l’amitié ni des attaches sociales. Et l’on aura raison de dire cela. Pourquoi untel et pas tel autre ? Tous donc. Dans la vie publique actuelle, il y a beaucoup de bénéficiaires d’une tolérance qui ne nous fait pas honneur et qui, surtout, ne nous rend pas service.
Cette pétition est, pour avoir porté à faire ce rappel, une petite victoire de l’éthique contre le laisser-aller, contre cette routine du tout est acceptable. Et qu’elle vienne d’écrivains et de chercheurs de différentes générations est un bon signe. C’est massivement que le monde de l’art, de la culture, de la pensée a signé ce non ferme. Mais elle ne vaudra pour le temps long que si elle inaugure une constante.
Sur les questions d’éthique, le silence n’est que laxisme ou adhésion au n’importe quoi, jamais une stratégie. Le silence assure l’impunité.
Photo de couverture : de gauche à droite, l’ancien président François Duvalier, l’ancien général Prosper Avril et l’ancien président Jean-Claude Duvalier.
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