Progrès à reculons. Progrès quand même
Trois faits. Ils ne sont sélectionnés ni par ordre d’importance ni parce qu’ils mettent en scène une vérité non connue. Comment décanter l’important de l’anodin de toute façon ? Dans la litanie des malheurs qui assaillent ce pays, comment trier ses peines, choisir son indignation, prioriser ses tragédies, sans maudir l’humanité ?
Trois faits en trois jours non successifs. Jeudi. Vendredi. Samedi.
Le premier symbolise l’univers confiné, forcé par le Coronavirus, et vécu dans ses effets par de nombreux Haïtiens.
C’était le 10 décembre. Un homme raide, surplombé d’un portrait immense du président Jovenel Moïse, surgit dans une conférence « virtuelle » de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Rockefeller Vincent lit mal, mais ses mots pèsent lourd. « Certaines organisations [de défense des droits humains] sont utilisées comme outil de déstabilisation pour discréditer, délégitimer, créer un environnement favorable à la violence afin de faciliter l’exécution d’un coup d’État », dit-il, la tête plongée dans son discours préparé d’avance.
Dans cette charge monumentale, qui rend ces institutions responsables, au moins en partie, du chaos haitien, un seul mot fait défaut. Il se trouve à l’article premier du décret sur la sécurité publique, sorti dans le Moniteur le 26 novembre dernier. Ce nouvel instrument juridique ne fait guère dans la dentelle. Le terrorisme y est puni de 30 à 50 ans de prison et d’une amende qui va jusqu’à 200 millions de gourdes. Les organisations coupables risquent la dissolution, pure et simple.
Qu’ont fait les institutions de défense des droits de l’homme pour mériter telle considération ? Elles ont rédigé des rapports, pour reprendre les mots de Me Vincent. Précisément, elles documentent des instances graves de violations de la dignité humaine, des droits à la vie et à l’épanouissement du peuple haïtien. Elles mettent en lumière, dénoncent souvent, la collusion entre le pouvoir en place et les escadrons de la mort. Elles dévoilent ce que l’administration aurait préféré taire.
C’est donc désormais acté. Il ne s’agit plus d’insinuations. De menaces. D’intimidations ou de coups bas. Quiconque défend les droits humains sous l’administration de Jovenel Moïse peut être considéré comme terroriste, et de ce fait, il nuit gravement à la bonne marche du pays.
Le second fait amplifie le premier. Il prend place à la radio, lors d’une interview express, le 12 décembre. Des rumeurs laissaient entendre que le groupe Nu-Look allait se produire pour le compte d’un bandit notoire, connu pour ses nombreux kidnappings. L’affaire prenait des proportions, donc Akinson Bélizaire, manager du groupe, devait réagir. Et il a réagi avec vigueur. « Je fais un business », déclare Zigizag Zagalo. « N’importe qui peut m’appeler », a-t-il poursuivi avant d’expliquer qu’il est parfois « plus favorable » de jouer pour les kidnappeurs, parce qu’on est mieux protégés.
C’est connu. Des groupes et artistes du compas entretiennent des rapports souvent excellents avec la pègre. « La Familia, lavi m nan men w » ne fait aucunement référence à une famille pacifique, et bienveillante. Des musiciens ayant pignon sur rue ont pendant longtemps été entretenus par l’argent du crime, au su de presque tous, mais en aparté.
Désormais, les personnages puissants du milieu ne se cachent plus. Ils ne voient aucun inconvénient à participer à l’entreprise de la terreur, orchestrée par les gangs et leurs protecteurs tout puissants. Pourquoi se cacher puisque les bandits contrôlent effectivement le pays ? Pourquoi se leurrer puisque le pouvoir en place les entretient, selon plusieurs rapports, et compte s’appuyer sur leur influence pour remporter les prochaines élections ?
Joseph Jouthe, Premier ministre, en a d’ailleurs fait l’évocation le 18 décembre. C’est le troisième fait. Dans un pays mis à feu et à sang. Alors que l’industrie du kidnapping atteint des records, et décapitalise ceux qui n’avaient que peu. En plein cœur d’une crise politique et économique, le chef de la primature a été vu, filmé en compagnie de Jean Henry Céant, en train de danser lors d’un bal de Gracia Delva et d’Enposib.
« Nouvo slogan an se Je Klere, alors, Je Kale et alliés, manyen youn manyen tout », a lancé Joseph Jouthe.
Probablement, la phrase prend appui sur cette sorte de sincérité que confère la consommation d’alcool en période festive. Certes, elle manque de contexte. Mais elle cadre à merveille avec les faits d’association avec les criminels reprochés au gouvernement actuel. Le Premier ministre qui a avoué ses tête-à-tête téléphoniques avec des bandits par le passé reprend à son compte le slogan de la coalition de criminels la plus meurtrière du pays. Sa tentative de rétractation dans une conférence de presse lundi 21 ne change rien à l’affaire.
Trois faits en trois jours non successifs. Jeudi 10, samedi 12 et vendredi 18 décembre. Trois faits qui disent la société haïtienne d’aujourd’hui. Cette société ne porte plus de masques. L’acte immoral, justifié par l’avarice, trouve défense à la radio. Ceux qui prennent position contre le mal sont criminalisés. Le gouvernement ne cache plus ses associations douteuses.
Il faut s’en réjouir, parce qu’on se protège mieux du diable qui s’assume. Progrès à reculons ? Évidemment. Progrès quand même ? Très certainement.
Widlore Mérancourt
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