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Opinion | Le devoir d’agir pour le droit à la vie en Haïti

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Dans le contexte de crise actuelle, AyiboPost se propose de publier les réflexions et analyses de citoyens, personnalités et universitaires, intéressés à la chose haïtienne. On lance la série avec Roberson Édouard. Il est chercheur associé à l’Université Laval. Envoyez vos textes à ayibopost@gmail.com 

Aux premières heures de la matinée du 7 juillet 2021, la mort a une fois de plus triomphé en Haïti. Avec l’assassinat du président de la République, M. Jovenel Moise, ce qu’il restait de symbolique de l’État haïtien s’est effondré, au vu et au su du monde entier. Cette faillite complète celle des trois pouvoirs de l’État, celle d’une économie sous perfusion, celle d’un cadre normatif importé et inappliqué, celle d’un système des valeurs inadapté, etc. Les crises, qui s’enchainaient sans répit à un rythme accéléré depuis deux ans dans l’indifférence ou avec la complicité tacite de la communauté internationale, laissent aujourd’hui aux abois les enfants, les jeunes, les parents, la masse plébéienne paysanne, ouvrière ou au chômage et toutes les forces vives de la nation haïtienne.

Les analystes d’ici et d’ailleurs se perdent dans des conjectures, les unes plus invraisemblables que les autres, dans l’espoir d’élucider ce crime crapuleux. Tous leurs efforts semblent pourtant davantage brouiller les pistes que bonifier notre compréhension de l’événement.

Une nécropolitique séculaire

La mort du président Moise ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt, celle de la politique de la mort[1] (nécropolitique) pratiquée depuis des décennies pour tenir le peuple dans l’obéissance et la soumission, tout en garantissant aux auteurs des crimes perpétrés l’impunité et la jouissance tranquille des richesses spoliées ou mal acquises. Cette nécropolitique, qui est la chose la mieux partagée entre le pouvoir et l’opposition politique, banalise la vie, surtout celle des plus humbles. Elle désacralise leur corps, du fœtus à la personne aînée ; elle profane même les cadavres. À cause d’elle, le pays dévore ses enfants avec un appétit vorace. Après un carnage qui a emporté une quinzaine de vies humaines, qui aurait pu prévoir que le prochain sur la liste était le chef de l’État ?

La mort triomphe partout. La haine, la violence et la souffrance humaine sont devenues des entreprises lucratives. Comme si on ne pouvait plus attendre que les gens meurent de faim, d’indigence ou de catastrophes naturelles, on accélère le régime de la machine à tuer. On tue pour prendre le pouvoir. On tue pour imposer son autorité, tracer un exemple, monter en grade, gagner le respect de ses pairs. On tue pour réparer une injustice, un mépris, une insulte. Parfois, on tue sans même savoir pourquoi, par réflexe sans doute. Car, tuer ou être tué. e, telle est la question dans cet écosystème de la mort et de l’hubris du pouvoir.

La responsabilité internationale

Ce qu’il y a de particulier dans cette accélération de la nécropolitique, c’est qu’elle survient dans un contexte où la communauté internationale est aux commandes de l’action publique depuis des décennies. Elle choisit les plus hauts responsables de l’État, en définit les priorités, dicte les mesures à adopter, en assure le suivi et l’évaluation dans tous les domaines de la vie. Mais jamais, on a mis en cause leur imputabilité. Malgré trois générations successives de réformes du secteur de la sécurité sous l’égide de la communauté internationale (1994-2004, 2004-2010, 2010-2021), des millions de personnes de tout âge et des deux sexes continuent de vivre dans la terreur.

Malgré la présence des Nations unies en Haïti et des milliards de dollars d’assistance bilatérale et multilatérale, le quotidien de la grande majorité de la population haïtienne continue d’être ponctué d’exécutions sommaires, de vols qualifiés, d’actes de kidnapping, de viols en série, et depuis peu, de massacres et de guerres des gangs. À cela s’ajoutent les nombreuses victimes d’insécurité alimentaire, des défaillances du système de santé et des infrastructures sanitaires, de l’insécurité routière, de la corruption débridée, etc. Pourtant, tout le monde sait qu’aucune force de sécurité nationale n’a aujourd’hui les ressources humaines, matérielles et symboliques nécessaires pour neutraliser les gangs armés, juguler le crime organisé, mettre hors d’état de nuire les membres de l’oligarchie impliqués dans les trafics d’influence, d’armes ou de stupéfiants. Les tentatives antérieures ont d’ailleurs sinon échoué, du moins donné lieu à des bavures, des massacres ou l’assassinat de leurs instigateurs.

Haïti a alors besoin d’une virgule de la communauté internationale pour continuer à écrire son histoire. Attention, ce qu’il lui faut, ce n’est pas un nouveau modèle voyageur, une nouvelle recette venue d’ailleurs, inadaptée au contexte haïtien et qui perpétuerait les travers néocoloniaux. Le pays a besoin de la solidarité de tous les peuples du monde pour mettre un terme à l’horreur qui y a élu domicile depuis longtemps. Il tend la main pour demander de l’aide. Cette main tendue n’est toutefois pas la main du mendiant qui quémande l’aumône, mais celle qui invite les pays dits amis d’Haïti à une introspection et à un éveil de conscience. Car, on ne peut pas avoir maintenu aussi longtemps tout un peuple dans de pareilles conditions sans perdre un peu de son humanité.

L’urgence d’agir

L’assassinat du président Moïse aura servi à montrer que la succession des malheurs d’Haïti n’est le fait d’aucune malédiction, ni de la pauvreté des individus, ni de l’ingouvernabilité du tiers d’île, mais des politiques publiques mises en œuvre, de la corruption de ses élites économiques et politiques et des contraintes internationales qui réduisent le champ des possibles du pays.

Après le piège du développement, Haïti semble pris dans celui de la démocratie et de l’État de droit : deux prétextes pour la mise en berne du drapeau de la souveraineté et de l’autodétermination. Le problème, c’est qu’en contrepartie le droit d’ingérence de la communauté internationale n’aura pas tenu ses promesses de stabilité politique, de prospérité économique et de progrès social. Il est plutôt contemporain de l’accélération de la nécropolitique et de l’amplification du pouvoir de la mafia au sommet de l’État.

Le drame du 7 juillet 2021 ouvre toutefois une fenêtre d’opportunité pour le bien-être collectif : elle rend possible l’exposition équitable de tous les justiciables au crible d’une justice impartiale et intègre. Cet événement consacre, formalité impossible, l’incapacité matérielle d’appliquer la constitution en vigueur. Il rend inévitable une transition qui doit préparer sans hâte un retour soutenable à l’ordre constitutionnel. Cela suppose un triple chantier :

  1. d’abord, celui de l’épuration de l’espace politiqueavant l’ouverture de toute compétition électorale. Personne ne doit pouvoir se cacher derrière une quelconque forme d’immunité. Les acteurs infrapolitiques (pègre, crime organisé), les oligarques économiques et les loups solitaires qui se mettent sans scrupule au service du plus offrant (grand capital étranger, baron du crime organisé, leader politique) ne doivent pas trouver refuge au sein d’une institution républicaine à l’issue d’une élection. Le verdict des urnes doit cesser d’être « une prime à la violence, à l’escroquerie et aux sources de financement occultes ».
  2. Ensuite, celui de la réforme de l’appareil judiciaireaux trois paliers de la police, de la justice et de la prison. Plusieurs procès d’importance (pétrocaribe, massacres, assassinats) doivent être initiés pour marquer la fin du règne de l’impunité. De surcroît, l’action publique doit être engagée pour assainir et renforcer les institutions régaliennes, poursuivre les trafiquants d’armes et de munitions, sécuriser les douanes et postes frontaliers, réviser tous les grands marchés publics selon les normes de bonne gouvernance, combattre les monopoles, quels qu’ils soient, etc.
  3. Enfin, celui de la relance économique et du progrès social. Pour désamorcer la crise socioéconomique et prévenir les risques d’une catastrophe humanitaire, il faut prévoir au moins deux programmes cohérents d’appui aux petites et moyennes entreprises et d’apaisement social. Ces programmes doivent aider à saper la légitimité des gangs armés dans les quartiers précaires et à promouvoir un leadership alternatif.

Deux conditions fondamentales sont du reste indispensables au succès d’une telle entreprise. La première est le déploiement d’une force internationale de dissuasion capable de neutraliser de manière impartiale les différents groupes armés à travers le pays. Une fois cet objectif atteint, cette force aura pour tâche de conduire, conjointement avec la police nationale, des opérations coups de poing dans les quartiers précaires dans le but de désarmer et de démanteler les gangs. Des programmes de réinsertion pourraient être envisagés pour les membres de gangs qui ne sont pas coupables de crimes de sang ; les autres devront répondre de leurs crimes devant un tribunal compétent. Le même type d’opérations doit également être mené contre les familles les mieux nanties dotées d’armes de guerre.

La deuxième condition, et non la moindre, concerne les vertus morales de l’équipe devant assurer la transition. Outre les critères de compétence, d’expérience et d’intégrité, les membres de cette équipe devront renoncer à la plupart des privilèges ordinairement associés à ces postes de responsabilité. Les personnes désignées sur une base consensuelle devront refléter dans leur posture et leurs pratiques ce sens éthique et du service aux citoyens. Pas de grosses cylindrées, de sirènes à tout va, de vitres teintées, de cortèges pléthoriques ; pas d’avantages du poste, de résidence de fonction, de primes de zèle ; pas de trafics d’influence, de commissions sur les marchés publics.

C’est seulement dans ces conditions que le peuple haïtien pourra renouer avec le génie fondateur de sa révolution qui garantit la dignité humaine de toutes ses filles et de tous ses fils. C’est ainsi que le droit à la vie pourra regagner le droit de cité sur la terre d’Haïti.

[1] N’y voyez pas là l’expression ultime d’une souveraineté, tel que l’entendait Achille Mbembe, c’est-à-dire la prérogative d’un souverain de décider qui doit vivre et qui doit mourir ; mais la marque distincte d’un pouvoir politique arbitraire et sanguinaire.

Cofondateur du Centre de recherche et d'échange sur la sécurité et la justice (CRESEJ), Roberson Édouard est titulaire d’un doctorat en sociologie du développement. Depuis environ une quinzaine d’années, il s’investit principalement dans le renouvellement des savoirs relatifs aux grands enjeux du monde contemporain : les inégalités, la pauvreté, la violence, les politiques publiques et la gouvernance mondiale. Parmi ses nombreuses publications, on trouve notamment : Violences et ordre social en Haïti. Essai sur le vivre-ensemble dans une société postcoloniale, 2013; avec Fritz Calixte (dir.), Le devoir d’insoumission. Regards croisés sur l’Occupation américaine d’Haïti (1915-1934), 2016; avec Gérard Duhaime (dir.), Pauvreté quotidienne, pauvreté planétaire, 2017."

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