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Opinion | Et si on parlait du racisme et de ses conséquences en Haïti?

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Comme les États-Unis, tôt ou tard Haïti fera face à ses démons

Qui aurait cru qu’un mouvement international contre le racisme viendrait à bout de l’emballement médiatique mondial autour de la pandémie du nouveau coronavirus ? Personne ne l’a vu venir, encore moins ceux qui étaient occupés à imaginer le monde post-Covid, le monde d’après comme ils l’appelaient naïvement. Le désenchantement ne s’était pas fait attendre. Les Américains un peu pressés d’ouvrir leur économie sont sortis de chez eux et des problèmes sociaux non résolus et mal adressés comme le racisme leur sont revenus en pleine poire.

Les récents mouvements de protestation contre le racisme débutés aux États-Unis se sont propagés dans d’autres pays du monde : du pays voisin le Canada aux pays européens comme l’Angleterre.

Les internautes haïtiens ont manifesté leur solidarité à la cause et certains en ont profité pour parler de la traite et de l’esclavage. C’est en effet l’occasion de faire un examen de certains sujets tabous liés directement ou indirectement à la question de race chez nous en Haïti : Inégalité, colorisme, sexisme, violence policière, etc. Ce sont des sujets que nous ne pouvons toujours continuer à mettre en veilleuse volontairement ou involontairement au risque de les voir surgir un jour. Comme les États-Unis, tôt ou tard Haïti fera face à ses démons.

L’esclavage dans la peau et dans la bourse

S’il est facile et commun d’attribuer une partie de la richesse des pays développés à leur passé colonialiste, il est plus radical d’affirmer l’inverse : les pays pauvres le sont en partie à cause de l’esclavage et leur exploitation par les puissances colonisatrices. On préfère s’attarder sur les autres blocages aux développements de ces pays comme la mauvaise gouvernance, la corruption. Or ces pratiques aussi ont pris leur racine dans le système esclavagiste.

Le chercheur en histoire économique Patrick Manning affirme par exemple que la corruption moderne prend racine dans l’esclavage : « L’esclavage était de la corruption : il impliquait le vol, la corruption et l’exercice de la force brute ainsi que des ruses. L’esclavage peut donc être considéré comme une source d’origine précoloniale de la corruption moderne ».

Esclavage et développement

L’économiste haïtien Leslie Péan a offert une première analyse des effets pervers de l’esclavage, du système colonial et les pratiques qui ont subsisté après l’indépendance dans le premier tome de sa série sur l’économie politique de la corruption en Haïti. Ce n’est pas un cas typiquement haïtien. Des handicaps au développement de nombreux pays ont commencé depuis le temps de la traite des esclaves. Des économistes dont Acemoglu et Nathan Nunn ont établi un lien entre une partie du sous-développement de l’Afrique et son histoire fortement marquée par la traite négrière et l’esclavage.

Les travaux de Engerman et Sokoloff, chercheurs, économistes qui ont utilisé les outils économiques pour étudier l’esclavage soutiennent que l’inégalité économique dans certaines nations est le fruit de l’esclavage qui à travers les plantations a permis de concentrer le pouvoir entre les mains d’une petite élite au détriment des institutions qui auraient dû promouvoir la croissance. Un résultat confirmé par Nathan Nunn qui a lui démontré que l’esclavage a un rapport négatif avec la croissance économique.

Les nuances d’une discrimination à fleur de peau

Les colons ont divisé les esclaves, découpé les territoires en fonction de leur intérêt, entretenu la méfiance, instauré la supériorité d’une « race » par rapport à une autre et établi une hiérarchie des teintes de peau qui perdure jusqu’à aujourd’hui pour ne citer que ces dérives.

Nos ancêtres ont réclamé cette terre qui leur revenait de droit et mis fin à l’esclavage. Aujourd’hui nous proclamons haut et fort notre statut de première république noire. Certains ne sont pas fiers de quelques réalités violentes de cette longue lutte vers l’indépendance, mais ils ne peuvent malheureusement pas avoir le beurre et l’argent du beurre. D’autres gardent les préjugés de couleurs qui alimentent le colorisme dont se plaignent des internautes sur les réseaux sociaux.

Certains voudraient aujourd’hui qu’un teint plus clair soit gage de supériorité et une garantie pour le bénéfice de certains privilèges.

Ainsi des milliers d’Haïtiens dépensent beaucoup d’argent en produits éclaircissants pour augmenter leur chance d’être bien perçus, plus acceptés alors que d’autres en font leur fonds de commerce, car il semble toujours y avoir un gain économique à saisir.

Certains profils semblent être exclusivement dédiés à certaines positions dans la société haïtienne : propriétaires de supermarché de la capitale par exemple.

L’accès à certains établissements de divertissement est fortement influencé par la couleur de peau. Les femmes qu’on trouve assez belles pour figurer dans les vidéo-clips ont généralement un teint clair, etc.

Il n’existe pas de données désagrégées en fonction de la « race » ou du teint épidermique en Haïti, mais il serait intéressant de voir si la possession ou l’accès aux moyens de production n’a pas une couleur dans le pays.

Vers un dépassement et une appropriation de notre histoire

La liberté et l’indépendance avaient un prix que nos ancêtres avaient fini par payer au sens propre comme au sens figuré. Il nous faut en finir avec les relents de cet infâme système esclavagiste en garantissant que sur le sol haïtien ni racisme, ni colorisme n’aient droit de cité.

Il nous reste à retourner sur ce passé douloureux pour estimer son coût incluant le paiement de la dette de l’indépendance et son impact sur le développement de notre pays afin d’avancer en connaissance de cause. Il nous faut approfondir notre compréhension du colorisme, des discriminations présentes et accepter d’aborder ouvertement et sereinement ces sujets tabous.

Ce ne seront surement pas des projets qui attireront les bailleurs, mais ce serait aussi l’occasion de reprendre le contrôle de la gestion de nos affaires et commencer par sortir des schémas de dépendance et d’ouverture à l’ingérence qui rappellent les temps de l’esclavage.

Peu avant les mouvements contre le racisme aux États-Unis, un jour avant l’assassinat de George Floyd, le 24 mai 2020, Laënnec Hurbon parlait de la nécessité d’un musée de l’esclavage en Haïti. Il a écrit : « Haïti n’a pas de musée de l’esclavage ni un projet de musée. La question elle-même : ‘Pourquoi un musée de l’esclavage?’ devrait susciter un sentiment de honte que les dirigeants récents du pays ne semblent pas avoir eu ».

Investir dans un musée de l’esclavage serait une des nombreuses façons de nous approprier notre histoire. La construction d’un tel musée aura bien plus qu’une valeur symbolique : les anciennes habitations, les sites historiques sont négligés alors qu’on dit vouloir attirer des touristes. Pas un musée de l’esclavage n’existe dans la première République noire.

Nous avions pourtant montré à la face du monde que les asservis peuvent se redresser et prendre leur liberté à travers le feu, au prix du sang si c’est le seul recours qu’on leur laisse. Mais nous n’avons pas retenu la leçon, car la moitié de la population patauge dans une pauvreté abjecte sous le regard complaisant du reste de la société sans qu’on s’inquiète outre mesure d’un éventuel soulèvement des opprimés. Sur le sol haïtien aussi, l’homme noir connaît des jours difficiles.

Il subsiste les chaînes d’un racisme millénaire à briser à travers le monde. Chez nous, il nous faut œuvrer pour dépasser les tares de notre histoire et faire de la première république noire un pays où il fait bon vivre, un repère pour les noirs dont la vie compte qui cherchent vainement Wakanda dans le tohu-bohu d’un monde incapable de s’en tenir aux valeurs humaines.

Photo couverture: Chery Dieu Nalio

Emmanuela Douyon est une spécialiste en politique et projets de développement. Elle a étudié à Paris-1 Sorbonne en France et à l’université National Tsing Hua de Taïwan. Emmanuela a travaillé dans plusieurs secteurs en Haïti. Elle est fondatrice du thinktank Policité et offre des consultations stratégiques en gestion et évaluation de projets. Outre ses activités professionnelles, Emmanuela est une activiste luttant contre les inégalités et la corruption. Elle intervient souvent dans les médias pour commenter l’actualité et analyser des questions économiques.

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