Jacqueline Ridoré est ma grand-mère
Il est un principe cardinal en journalisme : celui de ne pas s’attacher aux sources. Le journaliste raconte des histoires, rapporte la vérité et outille le citoyen afin qu’il puisse étreindre le monde les yeux ouverts, et décider dans sa vie personnelle et citoyenne.
Comme l’injonction de défendre les accusés sans égard pour leur culpabilité pour les avocats, ce principe réconforte et permet aux professionnels de naviguer avec recul les espaces difficiles, régulièrement injustes et souvent inhumains, pour rapporter au grand jour ce que certains préféreraient taire.
Ce principe permet aux journalistes de s’en aller sans culpabiliser après avoir dévoilé des histoires aussi intimes et déchirantes comme les agressions sexuelles. Il offre aussi une justification pour ne pas coopérer avec les autorités judiciaires puisqu’au départ, le spécialiste des nouvelles n’a pas pour fonction d’agir en justicier ou comme auxiliaire de la justice. Il devrait se contenter d’informer, « sans prendre position, sans crainte ni faveur, nonobstant le parti, la secte ou l’intérêt impliqué », pour reprendre le mantra du New York Times, vieux de 124 ans.
S’aventurer hors des sentiers de l’objectivité, abandonner la tour de garde pour se jeter dans la mêlée militante, se prendre pour autre chose qu’un regard critique et inquisiteur peut se révéler dangereux et même contreproductif.
C’est ce qui est arrivé à Ayibopost en décembre 2016. Nous avions mis au grand jour l’histoire d’un jeune de la Grand’Anse, dos nu, dans ce qui s’apparente à une chambre à coucher alors qu’il actionnait une petite mécanique artisanale destinée à produire du pain. Le nom était vite trouvé : nèg pen an.
L’histoire fera des remous sur nos plateformes et des internautes, humains comme le « Nèg pen », ont voulu aider. Sans expertise dans la création d’entreprises, Ayibopost organisera une soirée de levée de fonds et en quelques mois, cet argent sera transféré à Nèg pen an pour l’érection d’un plus grand four, ce qui devait occasionner une amélioration de la vie d’un jeune débrouillard et plein de ressources.
Ce four ne verra jamais le jour. En tout cas, pas dans la dimension de l’espérance des porteurs du projet. Ce n’était pas du gaspillage de l’argent public, certes. Mais l’enseignement s’avère décisif : un journaliste ne peut se substituer aux entrepreneurs, à l’institution judiciaire, aux médecins, professionnels du droit, secouristes ou ingénieurs.
Le rôle du journaliste est de révéler des histoires.
Cette vérité est serinée à chaque conférence de la rédaction à Ayibopost. Ici, c’est un de nos journalistes qui traverse avec peine les insultes publiques adressées à sa source après publication d’un long reportage sur le harcèlement sexuel dans l’administration publique haïtienne. Là, c’est un reporter qui visite un hôpital et rentre dans une phase dépressive après la lourdeur de son constat. Là-bas, c’est un professionnel, avec plusieurs années d’expérience qui mijote l’idée de rémunérer une source, tant sa situation s’avère précaire.
Restez à votre place et contentez-vous de rapporter la vérité, entendent-ils, comme toute réponse à leur cri.
Il s’agit là d’une vérité. Mais pas de la vérité ! La vérité c’est que le journalisme demeure un métier humain, après tout. Sur le terrain, les journalistes ne peuvent faire abstraction d’eux-mêmes. Au départ, c’est l’utopie d’une société idéale, débarrassée de la corruption, des prévarications, de l’injustice, des préjugés, de l’incompétence dans les sphères décisionnelles, qui motive une bonne partie de ce qu’ils entreprennent.
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C’est pétri de ces idéaux que Bob Woodward et Carl Bernstein ont révélés en 1972 le scandale « Watergate » qui conduira à la démission du président américain Richard Nixon et la mise en accusation de 40 fonctionnaires de son administration. C’est dans les médias comme le New York Times et The New Yorker que sont parties en 2017 des allégations d’agressions sexuelles contre le puissant producteur hollywoodien, Harvey Weinstein. Subséquemment, il sera condamné comme « violeur », après des années d’abus. Puis, des lois sont passées à travers le monde et des compagnies implémentent des politiques contre des dérives similaires.
Dans les années 1970, Jean Leopold Dominique imposera avec la Radio Haïti Inter la langue du plus grand nombre comme outil de communication des nouvelles. Plus récemment, le travail, imparfait et parcellaire de quelques médias, dont Ayibopost, sur le scandale Petrocaribe, contribueront, très certainement, à l’éclosion du plus important mouvement social contre la corruption de ces 30 dernières années dans le pays.
Alors oui, le journaliste a une emprise certaine sur le réel. En rapportant la vérité, il expose l’ignominie, embarrasse les puissants, responsabilise le système judiciaire et occasionne des réformes. Quand il choisit ses reportages, son angle, la présentation des informations, journalistes et leaders des salles des nouvelles font des choix de société. Le bon journalisme est souvent celui qui dérange, celui qui inconforte et trouve difficilement un accueil chaleureux dans les travées des corrompus.
Le personnel est politique, scandait Carol Hanish en 1969 pour signifier que les expériences privées, et même intimes, ne doivent guère être ignorées. Pourquoi ? Parce qu’elles prennent racine dans des structures sociales et politiques plus larges. Parce qu’elles révèlent au niveau micro ce qui se réalise quotidiennement partout, pour un groupe, pour un peuple.
Cette photo de Jacqueline Ridoré découle d’une posture journalistique mis en avant par Ayibopost : celui de raconter la vie de ceux qui subissent les politiques publiques, celui de dire le quotidien des gens ordinaires, celui de démonter les mécaniques de l’injustice sociale par le témoignage des concernés eux-mêmes. C’est du journalisme responsable et « objectivement sophistiqué » pour reprendre Dean Baquet, éditeur exécutif du New York Times.
Simultanément, cette photo me rappelle ma grand-mère et c’est personnel.
Comme Jacqueline Ridoré, ma grand-mère a trimé sa vie durant, comme marchande de « tonm tonm » dans la poussière des rues étroites de Jérémie dans la Grand’Anse.
L’histoire de Jacqueline Ridoré mêle dans un même mouvement le problème de logement, l’accès difficile aux soins de santé notamment en zone rurale – ce qui a conduit ma grand-mère à quitter les Abricots pour se rendre à Jérémie -, l’absence d’aucune forme de protection sociale qui débouche sur des vies entières, passées à s’user indéfiniment au travail faiblement rémunéré, sans aucune consolation, même en fin de vie.
Est-ce moins journalistique et utile, parce que ça serait personnel ? Absolument pas. Et c’est pourquoi j’exerce ce métier.
Widlore Mérancourt
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