La corporation fait aussi partie du problème
Tout un symbole !
Monsieur Yves Jean-Bart parade dans les médias. Accusé d’agressions sexuelles, le responsable de la Fédération haïtienne de Football multiplie les interviews et distille les petites blagues, qui sont reprises par les journalistes dans un environnement cordial et amical. Son communiqué, autosigné, sert de support pour raconter les faits et mettre en garde contre ce qui ne serait autre que des machinations contre « le football haïtien ».
Où sont les victimes ? À part dans l’article du Guardian, nulle part.
Elles existent pourtant, ces victimes. Elles ont dit l’ampleur d’une pratique criminelle, immorale et infâme qui conduit à violer des enfants en toute impunité au sein du centre de Croix des Bouquets, financé par la FIFA. Elles racontent les abus, le dépucelage forcé suivi d’un avortement, les menaces, la peur des familles, la complicité de toute la structure sportive.
Yves Jean-Bart, ancien journaliste et propriétaire de média, dénie ces allégations. Il est dans son droit. L’on a aussi le droit de faire confiance aux victimes. Et aussi au procédé journalistique qui consiste à écouter d’une oreille empathique, mais critique, à rassembler les faits sans passion, à les triturer, les mettre en perspective et à rapporter la vérité, qu’elle plaise ou non aux puissants. Cette pratique journalistique n’a pas pignon sur rue en Haïti.
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Et cette enquête sort dans le Guardian, d’abord pour des raisons sociologiques, légales et culturelles, mais aussi parce que la corporation des journalistes haïtiens fait partie du problème. En protégeant les violeurs et profiteurs sexuels, elle se protège. En déroulant le tapis rouge aux accusés, elle s’assure la pérennité d’une culture d’impunité qui traverse ses propres salles des nouvelles, anéantit la confiance des victimes, promeut le silence et la peur pour celles-ci, l’arrogance suffisante et la notoriété pour les fautifs.
Ma propre famille a été confrontée à l’effrayante décision qui toujours suit toute tentative ou agression sexuelle. Faut-il porter plainte ? Ou, doit-on laisser tomber ? L’on a choisi le silence, comme la grande majorité des femmes, jeunes filles et hommes haïtiens. Il s’agissait, certes, d’une tentative non aboutie, mais le mal causé demeurait dévastateur.
Ici, silence n’équivaut pas acceptation. Il s’agit plutôt d’une capitulation devant le réel ignoble d’un système judiciaire « injuste », corrompu et ineffectif. En voici un exemple : pour la seconde moitié de l’année 2011, les Nations Unies ont analysé « tous les cas de viols rapportés dans cinq commissariats de police » dans la région de Port-au-Prince. En Mars, l’année suivante, aucun cas n’a été jugé par un tribunal compétent et un seul des 62 a fait l’objet d’une ordonnance de renvoi.
Régulièrement, les organisations de défense des droits humains pointent du doigt l’ineffectivité de la justice et surtout la double victimisation qui mène les juges à indexer les victimes (vestimentaire supposé inapproprié, heure indigne, messages suggestifs, etc.), et la société en général à définir les gens à partir d’actes subis dont ils ne sont guère responsables. En Haïti, l’on fait tout pour instiller la « honte » dans la psyché des victimes, alors que les délinquants sont traités avec empathie (himpathy) et mansuétude.
Dans ce contexte, la presse tient deux rôles.
Les journalistes responsables souffrent du « kache fèy kouvri sa » quand les familles refusent de dénoncer publiquement les violeurs, pour protéger l’honneur, le nom et souvent la vie des victimes. La presse se fait aussi le plus souvent complice des forfaits allégués. Cette complicité se manifeste dans une couverture sensationnelle, indigne, non respectueuse des faits et de la dignité des gens.
Simultanément, l’on ne verra pas des enquêtes fouillées sur les inconduites sexuelles des puissants dans la presse haïtienne pour les mêmes raisons que la corruption n’intéresse pas la plupart des journalistes. Dans le premier cas, la corruption sert AUSSI à entretenir les médias et à payer des journalistes. Dans le second, des médias abritent aussi en leur sein des « profiteurs » qui utilisent leurs positions pour harceler, abuser sexuellement de jeunes stagiaires et journalistes remplies de fougue et voulant avancer dans la profession.
On connait tous ces histoires, parce qu’elles se répètent, se répercutent et se recoupent. Tel patron qui exige de ses employées une soumission totale, offre des cadeaux inappropriés et n’accepte pas un « non » comme réponse à ses multiples avances. On connait tous une collègue qui s’est fait « révoquer » pour ne pas s’être conformée.
Ces histoires se répètent, se chuchotent en silence et sont largement partagées. Des victimes ont accepté, d’autres ont quitté le métier quand certains pleurent leur impuissance. Yves (Dadou) Jean-Bart compte des amis dans les hautes sphères du pouvoir et dans la gouvernance de certains médias de la capitale. Que peut-on donc attendre d’une presse fragile, qui se noie dans une solidarité mécanique, tranche le doigt qui pointe la lune et s’invite au banquet de l’ignoble quand elle ne tremble pas devant les puissants ?
Qu’il soit noté que certaines institutions médiatiques hébergent des journalistes, femmes, compétentes et qui, fort heureusement, n’ont jamais subi aucune attaque misogyne. Qu’il soit aussi noté que certains journalistes et patrons respectent leurs employé(e)s et mettent en place, ce qui est rarissime, des politiques de zéro tolérance envers les actes d’inconduites sexuels. (Ayibopost n’a toujours pas une politique « écrite assortie de sanctions » contre le harcèlement sexuel).
Il faut cependant noter que des journalistes et patrons de médias haïtiens craignent le grand jour où la honte et la peur changeront de camp. En ce jour, beaucoup de masques tomberont ! Et chacun verra la laideur de ceux qui aujourd’hui se présentent comme des parangons de la vertu.
Widlore Mérancourt
Photo couverture: La Secrétaire générale de la FIFA, Fatma Samoura, présente un fanion à Yves Jean-Bart (à droite). Crédit: Getty
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