C’est un mensonge, selon des scientifiques
En 1987, une photo de James P. Blair, publiée par National Geographic, présente un pan de la frontière haitiano-dominicaine, déboisé d’un côté, et rempli d’arbres de l’autre. Le côté déboisé correspond à Haïti. Peu de temps après, les chiffres sur la déforestation en Haïti sont apparus. L’estimation la plus couramment répétée, dont la provenance reste floue, affirme que le pays a moins de 2% de couverture forestière.
Ce chiffre est repris incessamment par nombre d’études, d’articles, et même par des organismes officiels de l’Etat haïtien. Cela fait un cliché de plus : Haïti, le pays le plus pauvre de l’hémisphère nord, est aussi le pays le plus déboisé des Amériques.
Mais ce chiffre, changeant selon les publications ou les chercheurs, a été démenti par certaines recherches. Peter Wampler a participé à l’une d’elle. Il est hydrologue et travaille sur des sujets liés à Haïti depuis plus de 13 ans. Dans une étude menée en 2013, lui et d’autres chercheurs ont décidé de calculer la couverture forestière du pays.
L’estimation la plus couramment répétée, dont la provenance reste floue, affirme que le pays a moins de 2% de couverture forestière.
« Lors de mes déplacements en Haïti, j’ai pu constater qu’il existait des forêts en Haïti, dit-il. J’étais sceptique par rapport au chiffre de 2%. J’ai voulu savoir si on pouvait venir avec de nouveaux chiffres. Nos recherches ont montré que près d’un tiers du territoire était couvert d’arbres.»
Boby Emmanuel Piard est directeur du Centre national de l’information géospatiale (CNIGS), un organisme autonome de l’Etat haïtien, qui cartographie le territoire national à l’aide d’imagerie satellite. Il assure lui aussi que le chiffre couramment admis est erroné. « Nous sommes en train de mener des recherches dans le pays, pour mettre à jour ces chiffres, assure-t-il. Ils devraient être disponibles sous peu. »
Mais si le territoire national n’est pas complètement dénudé, cela ne signifie pas qu’Haïti n’a pas de problème de déboisement. Toutefois, les discours clichés repris pour qualifier le pays, ne correspondent pas toujours à la réalité.
Forêt ou pas forêt?
La difficulté d’estimer la couverture forestière du pays vient d’abord des définitions complexes et nuancées de ce qu’est une forêt. D’après l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), considérée comme une référence dans l’estimation des surfaces boisées, une forêt répond à certains critères. Elle est constituée, entre autres, d’arbres ayant une hauteur de plus de 5 mètres, et qui s’étendent sur une superficie d’au moins 0,5 hectare, ou 0,005 km2. Selon ces critères, l’agence des Nations Unies a estimé à 4% la couverture forestière du pays.
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Une récente étude, parue en 2018, estime quant à elle que la couverture forestière du pays n’est que de 0.1%. Selon Peter Wampler, ce résultat est dû à des erreurs méthodologiques. « Cette étude ne considérait que les forêts primaires, c’est-à-dire des arbres qui n’ont jamais été coupés. Mais il y a des forêts secondaires, des arbres qui ont repoussé. »
Justin White, qui a lui aussi fait des recherches en Haïti, notamment à La Gonâve, est convaincu que le pays a bien plus de 2 ou 3% de couverture forestière. Mais, admet-il, si l’on se réfère à la forêt primaire, originale, le chiffre serait peu élevé.
Profusion de chiffres
Dans leur étude, Peter Wampler et ses collègues ont utilisé la définition de la FAO, pour estimer la couverture totale en forêt. Les arbres fruitiers étaient exclus de la sélection. Les résultats ont montré qu’environ 32,3% du territoire est couvert d’arbres. Mais, ramené aux standards de la FAO des caractéristiques d’une forêt, ce chiffre a été réduit à 29,4%.
La couverture forestière des Etats-Unis d’Amérique était estimée à environ 33% de son territoire, en 2012. Celle de la France est de l’ordre de 31%. De manière proportionnelle à la superficie de leur territoire, les USA, la France et Haïti ont ainsi une couverture forestière similaire. Vers la même période, la République dominicaine avait une couverture de 31%, qui serait passée à 39% selon les autorités de ce pays.
L’étude de l’équipe de Peter Wampler estime par ailleurs qu’il est probable que le chiffre d’Haïti soit légèrement plus élevé. Lors des relevés satellites, certains pans du territoire étaient couverts de nuage, qui réduisaient la visibilité.
La différence entre les chiffres du professeur Wampler, et des autres agences comme la FAO, réside en partie dans la qualité des matériels utilisés pour observer le territoire national. « La résolution de leurs images était trop basse, explique Peter Wampler. Ces images ne montraient pas de très petits espaces remplis d’arbres.»
Mais aussi, il y a une fragmentation dans la couverture forestière. Il y a le plus souvent de grands espaces entre les arbres, même quand ils répondent en eux-mêmes aux critères d’arbres forestiers. Ce constat est fait tant sur l’île principale, que sur l’île adjacente de la Gonâve.
Le cas de la Gonâve
Une étude, effectuée en 2013, par une équipe de l’Université de Virginia, entendait documenter les changements apportés dans le paysage de la Gonâve. Justin White, aujourd’hui assistant professeur à l’Université de Utah Valley, a mené cette étude. « Lors d’une visite à La Gonâve, j’ai remarqué différents types de paysages, alors qu’on approchait de Port-au-Prince, par bateau. J’ai trouvé cela intéressant, même si ce n’est pas nouveau comme situation. Je voulais mener cette étude parce comparativement à la grande-île [ndlr : Le reste du pays], peu d’études portaient sur La Gonâve. ».
L’étude de Justin White, étendue sur la période de 1990 à 2010, a montré des changements conséquents dans le paysage de l’îlot. «L’agriculture a délaissé les cotes, pour les collines, dit-il. Et une nouvelle végétation de jeunes arbustes a recouvert les zones côtières».
Même si l’objectif de la recherche n’était pas d’estimer la couverture en arbres de la Gonâve, l’équipe de Justin White a quand même relevé ces données. « 298,83 km2 étaient recouverts de forêt, assure-t-il. En 1990, cette superficie était de 386,52%. Elle a donc été réduite de près de 23%.»
Ce nouvel écosystème, selon Justin White, a des conséquences drastiques sur certaines espèces d’oiseaux. «Certains oiseaux, comme les malfinis, ne peuvent pas s’y accommoder, tandis que pour d’autres, il est idéal. Mais, la diversité des espèces a diminué à cause de cela». Cependant, comme les arbustes qui se sont développés près des côtes sont des espèces qui permettent le commerce de charbon, il y a aussi des avantages économiques pour les ménages.
Intérêts cachés ?
Le chiffre de 2% de couverture forestière, souvent revu à la baisse, est officiel pour l’Etat haïtien. Même si de nouvelles recherches, incluant celles du CNIGS, estiment que ce chiffre n’est pas correct, il continue à être utilisé par différentes agences gouvernementales, ou internationales.
Selon Andrew Tarter, anthropologue, il faut convenir que les données sur la couverture forestière du pays étaient fausses. D’après lui, dans son article Haiti Is covered with trees, il faut convenir également que ces dernières années, il y a eu une augmentation de la couverture forestière. Selon le professeur Tarter, les chiffres qui avaient été avancés avant les estimations plus correctes, étaient seulement dus à une technologie inadéquate. Les visites de terrain, quant à elles, étaient souvent circonscrites aux zones accessibles en véhicule. Or, ces zones sont les plus susceptibles de contenir peu d’arbres.
D’après le chercheur, il n’existe pas d’agenda caché derrière l’absence de mise à jour des chiffres de la couverture en forêt, par les différentes agences concernées.
Pour Justin White, le discours des 2% n’a pas changé pendant toutes ces années parce que les facteurs qui causent la déforestation sont encore présents. « Une large portion du pays dépend encore du charbon de bois», dit-il.
Mais, selon Peter Wampler, rien n’a changé parce que ce pourcentage fait l’affaire d’une catégorie de personnes. « Il y a des agences internationales, des ONG, qui ont intérêt à présenter la situation sous son plus mauvais jour, explique le professeur. Pour l’Etat haïtien aussi, cela permet de trouver de l’argent, même si ce n’est pas toujours une mauvaise chose.»
Nouveaux discours
L’anthropologue haitiano-américaine Gina Athéna Ulysses, a écrit un livre appelé Why Haiti needs new narratives. Elle croit que le pays a besoin de nouveaux discours, s’éloignant des clichés. Dans un article publié en 2018, intitulé Qui déforeste en Haïti, Lucile Maertens et Adrienne Stork ont-elles aussi appelé à ce changement de paradigme.
D’après les deux chercheuses, même si le discours de la quasi-absence de couverture forestière peut le faire croire, la déforestation et la production de charbon ne sont pas les principales responsables de la pauvreté en Haïti.
« La persistance de ce discours, qui n’est jamais remis en cause, fait obstacle à une réelle analyse des dynamiques qui entourent la déforestation, la production de charbon de bois et la pauvreté en Haïti, et entraîne des réponses peu averties de la part du gouvernement haïtien, d’initiatives privées et de la communauté internationale », écrivent-elles.
Jameson Francisque
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