En 2010, après le tremblement de terre qui a frappé Haïti, le géant américain de l’agroalimentaire Monsanto a offert des centaines de tonnes de semences au pays. Ce don, qualifié d’empoisonné, a créé un scandale. Monsanto a-t-elle voulu profiter du tremblement de terre pour offrir des semences génétiquement modifiées, et s’ouvrir un nouveau marché ?
Le 5 juin 2010, quelques mois après le tremblement de terre, des milliers de paysans défilent dans le Plateau central, de la localité de Papaye vers Hinche. Ils organisent une marche pour dénoncer l’offre de l’entreprise agroalimentaire Monsanto à l’État haïtien : plus de 475 tonnes métriques de semences de maïs.
Chapeaux de paille sur la tête, maillots rouges, banderoles revendiquant l’autonomie du pays en matière d’agriculture, les agriculteurs scandent des slogans hostiles au président René Garcia Préval et à Monsanto. Des semences, qui avaient déjà été distribuées, sont brûlées sur place, de manière symbolique. La veille, un documentaire retraçant l’histoire polémique de l’entreprise agroalimentaire avait été diffusé à Hinche.
Les protestataires dénoncent le « cadeau empoisonné » de Monsanto.
À l’origine de ces protestations, il y a un homme : Chavannes Jean Baptiste, le leader du Mouvement paysan Papaye, ainsi qu’une poignée d’autres organisations paysannes. Ils dénoncent le « cadeau empoisonné » de Monsanto.
Pendant plusieurs mois, le représentant des protestataires dirige un lobbying qui le mène jusqu’à Washington. Son effort sera payant. «Nous pratiquons depuis des siècles une agriculture paysanne qui se porte bien, dit-il. Les semences Monsanto allaient détruire la production de semences locales. C’est grâce à notre mobilisation que le projet a été stoppé. »
À la conquête d’un marché?
Avant le tremblement de terre, Monsanto était officiellement absente d’Haïti. C’est à la faveur du séisme que la compagnie se fait connaître dans le pays. Grâce au programme de l’USAID appelé Winner, qui visait de rendre l’agriculture haïtienne plus performante, les semences Monsanto trouvent un couloir de distribution. Elles sont ensuite censées être vendues “à prix réduit” aux paysans, pour ensemencer leurs champs.
En 2009, les comptes de Monsanto affichent environ 11,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Mais l’entreprise accuse quand même un déficit de 233 millions de dollars au quatrième trimestre, contre 172 millions pour la même période, l’année qui a précédé. Dans ce contexte, certains trouvent suspecte la décision du géant de l’agroalimentaire d’offrir ses semences au pays.
Pour le leader du Mouvement paysan Papaye, Chavannes Jean Baptiste, la compagnie voulait s’assurer, à terme, du contrôle des semences dans le pays. « Monsanto a profité de la situation d’urgence, après le séisme, pour s’introduire sur le marché haïtien, et détruire les semences paysannes, assure-t-il. Dans le monde d’aujourd’hui c’est la nouvelle idéologie : étouffer l’agriculture paysanne au profit des multinationales. »
Les semences offertes par Monsanto ne seraient en fait qu’un cheval de Troie, qui permettrait à l’entreprise de s’engouffrer dans l’agriculture haïtienne, pour ne plus en sortir.
Le cercle vicieux des semences industrielles
Le projet inavoué de Monsanto, selon Chavannes Jean Baptiste, serait d’introduire le paysan dans un cercle vicieux où les semences locales ne seraient plus d’actualité. L’une des caractéristiques des semences industrielles est que dans la plupart des cas, il faut planter de nouvelles graines chaque année. C’est le contraire des semences paysannes qui, elles, sont réutilisables d’une récolte à une autre. Donc, dans le cas de Monsanto, les paysans devraient chaque année acquérir de nouvelles semences auprès du semencier américain.
Gael Pressoir est agronome, généticien, il enseigne à l’Université Quisqueya. Pour le doyen de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’environnement de cette institution, « les semences hybrides peuvent rendre l’agriculteur dépendant. Pour garder la même qualité de production tout le temps, celui-ci doit acheter de nouvelles semences chez le même fabricant. »
Mais, il ne pense pas pour autant que la volonté cachée de Monsanto serait de profiter du séisme : « On ne peut pas dire que Monsanto voulait rendre les agriculteurs dépendants puisque la compagnie ne vend pas de semences dans le pays. Monsanto a voulu contribuer au projet Winner.”
« Toutefois, nuance-t-il, ce projet était mal pensé. Que ferait-on si les agriculteurs qui avaient utilisé ces semences voulaient les utiliser à nouveau ? »
Des doutes légitimes
Camille Chalmers est le responsable de la Plateforme haïtienne de Plaidoyer pour un Développement alternatif (PAPDA), une organisation proche des paysans. En 2010, il appuyait les protestations contre Monsanto. « Il n’y avait aucun besoin de nouvelles semences en 2010, assure-t-il. Le tremblement de terre n’avait pas affecté les zones rurales, dans leur majorité. C’était un cadeau suspect. »
Camille Chalmers croit qu’il n’est pas souhaitable que le pays s’adonne au jeu des grandes industries de l’agroalimentaire. « Les paysans haïtiens ont une tradition de partager des semences locales entre eux, de manière gratuite, explique l’économiste. Cela va à l’encontre des intérêts de groupes qui veulent établir une dépendance, au niveau de la production alimentaire. Nous n’avons pas intérêt à nous livrer à une commercialisation de semences. »
Si rien ne prouve que Monsanto était de mauvaise foi en 2010, les pratiques du géant de l’agrobusiness dans le monde alimentent les doutes. En 2011, soit environ un an après le scandale en Haïti, Monsanto a cherché à s’implanter au Népal, un pays comparable à Haïti. Encore une fois il s’agissait d’une semence de maïs dite hybride.
Cette initiative du géant américain, comme en Haïti, a suscité de vives polémiques. Des marches ont aussi été organisées pour protester contre cette implantation. Au coeur des débats: la mince frontière entre les motifs humanitaires (le Népal est un pays pauvre) et les stratégies de développement commercial de Monsanto. L’entreprise, associée à la USAID, aurait mis en place un puissant lobbying pour venir à bout des réticences de la société civile népalaise.
La USAID et Monsanto
Les semences de maïs de Monsanto faisaient partie du projet de cette organisation des Etats-Unis, pour le programme Winner qu’elle implantait en Haïti. Ce programme, financé à hauteur de 120 millions de dollars, s’étendait sur cinq ans. Jean Robert Estimé, ancien ministre des affaires étrangères sous la dictature de Jean Claude Duvalier, en était le principal responsable.
Comme au Népal, c’est la USAID qui a constitué la porte par laquelle les semences de l’entreprise américaine sont entrées. Le porte-parole du ministère de l’agriculture népalais, à l’époque, avait explicitement admis que Monsanto voulait se développer dans son pays “par l’intermédiaire de la USAID”.
Dans ses différents programmes pour l’agriculture, notamment Feed the future (lancé en Haïti en 2015), l’organisme américain plébiscite l’emploi des semences génétiquement modifiées. Dans un document interne, il affirme avoir collaboré avec Monsanto pour introduire dans des pays africains, des semences génétiquement modifiées, capables de résister à certains insectes. Ces faits, ramenés au contexte haïtien où la USAID distribuait des semences de Monsanto, peuvent amener quelques suspicions.
Hybride ou OGM?
Dix ans après les faits, de même que le doute subsiste sur les intentions de Monsanto, il perdure aussi sur la nature des semences. Entre hybrides ou OGM, cadeau désintéressé ou investissement stratégique, la ligne entre le dit et le non-dit est mince.
Selon Gaël Pressoir, toute l’agitation causée par le don de la multinationale était inutile. « Dès que les gens entendent Monsanto, ils paniquent, ils pensent tout de suite aux OGM, assure-t-il. La plupart des semences vendues par Monsanto aux Etats-Unis sont des OGM, mais les semences offertes en 2010 au pays étaient hybrides. »
Dix ans après les faits, de même que le doute subsiste sur les intentions de Monsanto, il perdure aussi sur la nature des semences.
Joanas Gué était ministre de l’Agriculture en 2010, sous l’administration de René Garcia Préval. Il était, avec le président, l’une des cibles les plus attaquées par les organisations qui protestaient contre Monsanto.
D’après l’ancien haut fonctionnaire, il y avait des intérêts politiques dans ces protestations. Le président René Garcia Préval était en fin de mandat. Il était normal, selon Joanas Gué, qu’il soit victime de telles attaques. Il croit aussi qu’il y avait beaucoup d’incompréhension et d’ignorance.
« Monsanto nous a offert des semences hybrides, assure-t-il. Les organisations qui manifestaient ne savaient pas qu’elles l’étaient. Nous n’avions pas la capacité technique de les vérifier nous-mêmes, mais une firme mexicaine partenaire les a testées pour le gouvernement. »
Une question de preuves
Si Camille Chalmers estime qu’il faudrait prouver cette vérification, Chavannes Jean Baptiste assure lui que les semences étaient plus que des hybrides: c’était des OGM. Il croit qu’il en a la preuve.
« Nous avons sillonné le pays pour trouver des semences Monsanto, raconte-t-il. Nous avons trouvé quelques paysans à Croix-des-Bouquets qui commençaient à les utiliser. Mais c’est à Mirebalais que nous avons eu la preuve que ces semences n’étaient pas de simples hybrides. »
« Pour qu’une semence génétiquement modifiée puisse produire, poursuit-il, elle doit être accompagnée de ses herbicides, pesticides, etc. Une semence hybride, elle, donnera un rendement même si ces produits chimiques sont absents. Les paysans de Mirebalais qui avaient planté les semences Monsanto n’ont pas eu de bonnes récoltes. C’est qu’ils n’avaient pas les moyens d’acheter tous les produits que nécessitent les semences. Elles avaient donc été modifiées. Quelle que soit la semence vendue par Monsanto dans le monde, elle a subi un minimum de modifications dans ses gènes. »
Mais, selon le leader du Mouvement paysan papaye, aucune semence industrielle n’est nécessaire à l’agriculture haïtienne.
Il y a des OGM dans le pays
Selon le directeur du Service semencier national, Gasner Demostene, il y a longtemps que des cultures hybrides existent dans le pays. Bien avant les semences controversées de Monsanto, certains paysans plantaient des graines améliorées. A priori, les semences hybrides ne sont pas dangereuses.
Une semence hybride provient du croisement de deux graines-parents. Le résultat est une graine qui répond à certaines caractéristiques que les concepteurs ont voulu mettre en avant. La plante résistera mieux à certaines situations, et produira plus. Il croit que le danger vient de préférence des OGM.
Les semences génétiquement modifiées sont souvent perçues dans l’opinion publique comme nuisibles à la santé
Comme Gaël Pressoir, Gasner Demostene assure qu’il y a des organismes génétiquement modifiés plantés quelque part dans le pays. « Certaines personnes achètent des semences dans des pays comme les États-Unis, explique-t-il. Ces semences peuvent être de n’importe quel type, car cela dépend de l’endroit où elles ont été achetées. Ensuite, elles sont introduites en Haïti. Les semences améliorées, d’une manière générale, peuvent contaminer d’autres plantes non modifiées. Surtout pour le maïs, qui est une plante qui ne peut pas se polliniser toute seule. »
Les semences génétiquement modifiées sont souvent perçues dans l’opinion publique comme nuisibles à la santé, les sols et l’environnement d’une manière générale. Des organismes paysans dans le monde entier, des ONG, luttent contre elles. Mais les recherches ne prouvent pas encore de façon concluante qu’elles sont un vrai danger.
Monsanto, l’aimant à scandale
Le géant américain attire les scandales. Dans plusieurs pays du monde, Monsanto a connu des procès, et dans d’autres, il se défend encore devant les tribunaux. L’affaire de l’agent orange est l’un des scandales les plus connus dans lequel Monsanto est impliqué.
Il s’agit d’un puissant herbicide créé par l’entreprise pour le compte de l’armée américaine. Les Américains ont utilisé le produit pour détruire des milliers d’hectares de forêt vietnamienne, pour gagner la guerre contre le Vietnam. Cet acte a eu des conséquences terribles. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes souffrent d’un cancer ou d’une malformation associés à l’agent orange.
Dans le domaine des herbicides, l’autre produit le plus connu de Monsanto s’appelle Roundup. C’est l’herbicide le plus utilisé au monde. Selon des recherches scientifiques, il contient du glyphosate, un produit cancérigène selon l’OMS.
La justice américaine a déjà condamné l’entreprise à verser des millions de dollars à des fermiers atteints de cancer, qui serait dû au Roundup. Plus récemment, en mai 2019, un autre jury américain condamnait Monsanto à payer plus de deux milliards de dollars à un couple atteint de cancer, à cause de ses produits. Des centaines d’autres procès sont en cours contre Monsanto, parfois appelé Monsatan par ses détracteurs.
Dans certains pays, Monsanto a également été accusé de distribuer des pots-de-vin à des responsables de politique agricole, pour favoriser leurs semences.
En 2019, le groupe allemand Bayer, société pharmaceutique et agrochimique , a racheté Monsanto pour près de 63 milliards de dollars.
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