«Je suis programmé et éduqué pour Haïti. Et je continue, pour ce pays, à me sentir utile», éprouve l’entrepreneur et médecin-vétérinaire Michel Chancy
La structure de transformation de lait stérilisé, Lèt Agogo, regroupe plus de 35 laiteries à travers le pays. Environ 1000 familles d’éleveurs vendent leurs productions à travers le réseau.
En 2005, Veterimed, l’institution responsable du projet, a remporté le premier prix des projets d’innovation sociale en Amérique latine et dans les Caraïbes pour Lèt Agogo.
Ce prix, décerné par la Commission économique de l’ONU pour l’Amérique latine et les Caraïbes et la Fondation W. K. Kellogg, récompensait l’équipe derrière l’initiative depuis son lancement il y a vingt-quatre ans.
Il saluait également l’engagement citoyen et l’enthousiasme de son fondateur, le médecin-vétérinaire Michel Chancy.
Malgré l’insécurité et la profonde crise économique, l’ancien secrétaire d’État et à la production animale mise sur son pays.
«Partir n’est pas une option», insiste Chancy, les traits ouverts et les tempes grisonnantes.
Le projet est né après des années d’exil dans le froid canadien.
Le père de Chancy, Max, et sa mère, Adelina Magloire, ont dû fuir le pays dans les années 1960.
Syndicalistes, ses parents voulaient préserver les acquis démocratiques menacés, mais le dictateur François Duvalier n’avait aucune patience pour les mouvements syndicaux.
Les geôles de Fort-Dimanche broyaient systématiquement les moindres prétentions à la liberté d’expression.
Max Chancy a été emprisonné en 1963 pour subversion.
À sa sortie, la famille Chancy, craignant le pire, a émigré au Canada en 1965. «J’ai appris à aimer ce pays loin de ses terres», clame Michel Chancy.
Après l’exil de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986, Michel Chancy décide de rentrer en Haïti en novembre de la même année, après avoir étudié la médecine vétérinaire et la zootechnie à l’Université Nationale Autonome du Mexique.
Âgé de 24 ans à son retour, le jeune homme guérit son mal du pays en retrouvant «les pylônes électriques et les rues» de son enfance.
«J’avais la soif du pays», se souvient Chancy. À peine rentré, je me suis mis à voyager dans des villes de province pour combler ce manque d’Haïti, de ses paysages fraîchement retrouvés».
En Haïti, Chancy fait sa première expérience de travail comme enseignant en santé et production animales à l’École Moyenne de Développement de Hinche, en janvier 1987.
Il est touché par la problématique des cochons créoles exterminés dans le Programme d’éradication de la peste porcine africaine et pour le développement de l’élevage porcin (PEPPADEP) au cours des années 1980.
En conséquence, il intègre le Groupe de Recherche pour le Développement (GRD), formé d’un ensemble d’agro-professionnels sensibles au développement paysan dans les zones rurales du pays, ainsi que l’Organisation non gouvernementale CARITAS.
Entre 1987 et 1989, cette ONG envisageait un programme pour introduire des cochons jamaïcains ressemblant au cheptel porcin créole en Haïti. Ce projet n’a jamais pu voir le jour cependant.
Jusqu’en 1988, Chancy a enseigné à l’École Moyenne de Développement de Hinche.
Le Conseil National de Gouvernement (CNG) d’Henry Namphy le renvoie pour cause de grève face à l’autonomie jugée en danger de l’Université haïtienne.
Depuis, la question de l’élevage devient pour Chancy un apostolat. «L’élevage est très important dans l’économie nationale», analyse-t-il. «Et je me suis toujours dit que les organisations paysannes devraient être davantage formées pour résoudre les problèmes auxquels elles font face».
C’est pour répondre aux besoins de formation qu’il crée Veterimed en 1991. L’organisation non gouvernementale, composée de jeunes agronomes spécialisés en santé et production animales et de quelques infirmiers-vétérinaires, se donne pour objectif de former des agents vétérinaires dans tout le pays.
En 1991, sous la présidence de Jean-Bertrand Aristide, Michel Chancy devient Directeur de santé animale au ministère de l’Agriculture, des ressources naturelles et du développement rural (MARNDR). Il y poursuit sa politique de formation massive d’agents vétérinaires.
L’entrepreneur occupe ce poste pendant environ cinq mois, jusqu’au coup d’État contre le prêtre-président le 30 septembre 1991. «Entre 1991 et 2000, nous avons formé plus de 1 000 agents dans toutes les sections communales du pays», souligne-t-il.
En 2000, Veterimed fonde la marque « Lèt Agogo ».
L’initiative voit le jour dans un contexte où la libéralisation du marché dans les années 1980 désavantageait la filière laitière nationale au profit des importations, et où les usines de transformation avaient été fermées entre 1995 et 2005.
Depuis, Chancy a reçu de nombreux prix internationaux, dont celui de «Leader humanitaire» pour l’Amérique Latine et les Caraïbes, à l’occasion de la 12e édition du «Latin Trade Bravo Business Awards» en 2006.
Malgré les accolades, Lèt Agogo ne traverse pas un long fleuve tranquille. Les frais douaniers jugés «exorbitants» par Chancy ne favorisent pas la production nationale.
L’insécurité représente également un défi.
Sur les 35 laiteries de « Lèt Agogo », 21 fonctionnent malgré tout aujourd’hui.
Chaque laiterie appartient à une organisation locale différente, mais plusieurs de celles qui se trouvent dans des zones de la région métropolitaine sont « difficiles d’accès ou contrôlées par des gangs ».
La plupart de ces laiteries sont gérées et supervisées par «des jeunes». Certains sont d’anciens stagiaires ou étudiants de Michel Chancy à la Faculté d’agronomie et de médecine vétérinaire (FAMV).
Par exemple, Zacharie Fanfan, un ancien étudiant de la promotion 2014-2019 de la FAMV, supervise la laiterie de Saut-Mathurine, dans le sud. L’initiative, dit-il à AyiboPost, lui a permis de gagner en «maturité, professionnellement».
En 2023, un chargement de Lèt Agogo sortant de la laiterie de l’Arcahaie a été séquestré contre rançon et vidé à Canaan par des bandits lourdement armés, selon Chancy.
Financièrement, l’institution tente de rester à flot.
Lèt Agogo fournit du lait stérilisé à 90 écoles à travers le pays grâce à un partenariat signé en septembre 2023 avec le ministère de l’Éducation Nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) et soutenu par l’Ambassade de France en Haïti.
Cet accord permet à l’entreprise de garder la tête hors de l’eau «bien que les conditions contractuelles soient devenues défavorables à cause des soubresauts de l’inflation».
L’insécurité a personnellement frappé l’entrepreneur. Cinq membres de sa famille ont connu les affres du kidnapping, dont quatre au cours des trois dernières années.
Mais son «rêve haïtien» le maintient debout et l’accompagne chaque jour. «Je suis programmé et éduqué pour Haïti, dit-il. Et je continue, pour ce pays, à me sentir utile ».
En Haïti, la consommation annuelle de lait est de 130 000 tonnes, avec 45 000 tonnes produites localement. La production potentielle est de 145 000 tonnes, mais 100 000 tonnes de lait sont gaspillées chaque année faute de compétences et d’infrastructures adéquates, selon un rapport de l’Oxfam.
Pour Michel Chancy – responsable des programmes de santé et de production animales à la faculté des sciences de l’agriculture et de l’environnement de l’Université Quisqueya (UniQ) – le «mal d’Haïti» provient en partie d’un déséquilibre économique.
«Et le bonheur de soi, continue l’enseignant à la faculté d’agronomie et de médecine vétérinaire de l’Université d’État d’Haïti, ne peut être envisagé sans un sauvetage économique et social collectif».
Cet article a été mis à jour pour clarifier l’implication des organisations dans les laiteries. 11.14 5.6.2024
Par Junior Legrand
Image de couverture : un éleveur de la commune de Limonade transportant du lait en 2001.
Gardez contact avec AyiboPost via :
► Notre canal Telegram : cliquez ici
► Notre Channel WhatsApp : cliquez ici
► Notre Communauté WhatsApp : cliquez ici
Comments