C’est l’histoire de Manuel Mathieu, un artiste qui, parce qu’il a perdu sa mémoire, a fini par retrouver son histoire.
Après son accident, Manuel Mathieu se posait des questions existentielles : En sortirai-je avec un cerveau intact ? Retrouverai-je ma mémoire ? Pourrai-je peindre comme avant ? Que vais-je raconter à travers mon art avec une mémoire défaillante ? Mais la question sous-jacente était celle qui importait le plus pour l’artiste : « Qui suis-je ? »
Les interrogations de ceux qui suivaient l’artiste et consommaient son art dans les galeries, sur les médias sociaux et qui avaient appris la nouvelle de l’accident, étaient beaucoup moins philosophiques… Elles étaient plutôt matérielles, même égoïstes : L’offre artistique de Manuel continuera-t-elle à nous bouleverser après ce terrible accident ? Dès ses débuts, il ne laissait point indifférent. Il avait attisé les curiosités par son côté provocateur… Et puisqu’inconsciemment nous avons appris à apprécier l’art à l’aune de l’intensité des émotions et sentiments ressentis, Manuel avait notre attention.
Ses débuts : Hipster avant l’hipstérisme
Vous l’avez sûrement déjà rencontré le garçon chanceux, celui qui a toujours abordé la vie avec un je-m’en-foutisme qu’on finissait toujours par confondre avec du charisme. Vous l’avez surement connu, ce garçon qui ne cherchait pas trop, mais trouvait toujours. Celui qui arrivait à plaire aux filles sans déployer l’artillerie lourde. Celui qu’on aimait justement parce qu’il s’en foutait un peu des autres, de nous.
Cette description correspond sans doute à l’image qu’un ado se ferait de Manuel. Un jeune homme anormalement sûr de lui. Un hipster avant l’hipstérisme. Un jeune homme qui pour les plus vieux présentait sûrement des troubles psychologiques, mais qui personnifiait pour ceux de son âge le concept le plus géométriquement vague de l’histoire du monde : « un garçon cool ». Manuel se voyait artiste avant de l’être. S’il trébuchait, ses faux-pas s’imbriquaient naturellement dans la chorégraphie de la danse de sa destinée. C’est un garçon chanceux !
Mais derrière cette façade se cachait un jeune homme qui remettait tout en cause et même lui-même. Il était un apprenti artiste qui observait le travail de son cousin, Mario Benjamin. Les murs de sa chambre, dans la Gingerbread vieillissante qui l’a vu grandir à l’avenue N de Pacot, témoignent de ses questionnements d’adolescent, mais aussi et surtout de son évolution artistique.
À 19 ans, Manuel part à Montréal pour poursuivre des études universitaires avec l’ambition d’éventuellement salir les murs des galeries du monde de ses questionnements tout en se faisant appeler « artiste » au bout du processus. Il voulait des réponses à de nombreuses énigmes irrésolues.
Et comme le garçon – en plus de son talent et de son engouement – avait la chance de son côté, son travail a vite attiré les connaisseurs de l’industrie à Montréal. Les galeries et les revues se sont intéressées à son travail et lui ont prédit une belle carrière. On le voyait en « Basquiat », comme on voit tout artiste subversif noir ces 30 dernières années. Bref, Manuel était enfin artiste!
Manuel a laissé construire en dehors de lui l’idée que se faisaient les autres de son identité de peintre. Les sentiments rebelles anti-systèmes qu’il éveillait en nous sont ceux qui nous ont habités à diverses étapes de nos vies, mais que nous nous sommes évertués à tuer à petit feu pour nous installer dans le confort du moule sociétal. À travers l’image que nous avions campée de Manuel et de son art, sans peut-être le savoir, Manuel nous a laissé vivre par procuration nos rebellions avortées.
Novembre 2015 et sa petite malchance
Novembre 2015, un Haïtien se fait heurter par une mobylette volée en plein Londres. Le choc est violent. Son visage est cassé, il souffre d’une contusion cérébrale et pendant des mois, il perd partiellement sa mémoire. À l’époque, Manuel faisait sa maîtrise en Beaux-Arts à l’école Goldsmiths de l’Université de Londres.
Tout artiste est conteur. À travers sa peinture, Manuel a toujours su raconter des histoires basées sur des fragments de réponses, extraites des mines de questionnements qu’il exploite depuis sa turbulente enfance… La mobylette londonienne lui avait rappelé la fragilité de cette matière essentielle à l’art bien fait : la mémoire.
Quelques semaines après son accident, il quitte Londres accompagné de sa sœur cadette, Fedora, contre l’avis de ses médecins qui redoutent l’effet de la pression atmosphérique en haute altitude sur ses fractures crâniennes et les fissures des os de son visage. Sa préoccupation était d’une autre nature. Il lui faut passer du temps avec la gardienne de la mémoire familiale, sa grand-mère. À cette époque Manmie-So se prépare à mourir d’un cancer rampant de l’estomac. Cette femme qu’il affectionne énormément détenait encore la matière que la mobylette volée lui avait momentanément prise : une mémoire intacte de l’histoire familiale.
Il retrouve à Blanville Manmie So, celle qui l’avait déjà accueilli dans cette même ville après ses études classiques au Collège de l’Étoile à Port-au-Prince. À l’époque, elle a désespérément essayé de corriger chez son petit-fils les défauts de son mari décédé, qu’elle revoyait en lui. Les gènes du « coureur de jupon », et celle d’une « insolence choisie » avaient trouvé bon refuge en Manuel.
Manuel sait que ce Noël 2015 pourrait être le dernier avec Manmie So. Il est là où il doit être. Il reste un mois à Montréal avant de repartir à Londres contre la volonté de ses parents pour continuer ses études. Son séjour se ponctue de fortes migraines, de trous de mémoire béants qui le terrorisent, mais aussi d’une réévaluation de la place de la mémoire dans son travail artistique. Son histoire familiale dans le contexte du régime Duvalier – une partie de ses ancêtres était victimes de la dictature et l’autre avait collaboré – a attisé son intérêt sur le trauma encore existant dans la société haïtienne. Tout comme le choc de la mobylette laissera un trauma physique et psychologique sur sa personne, Manuel est intéressé à analyser le trauma encore présent du choc « Duvalier » au sein de la société haïtienne en utilisant sa propre famille comme cas d’étude.
En novembre 2018 son exposition « Truth to Power » aborde la dictature Duvalier et le trauma encore présent dans nos dynamiques sociétales. Déjà en septembre 2016, sa présentation de fin d’études à Goldsmiths, intitulée « One Future », avait exploré la dictature Duvalier, dans laquelle il a incorporé des images son grand-père, ancien colonel sous François Duvalier.
Sa réflexion sur l’importance de la mémoire se développe sur trois échelles différentes : historique, le trauma post-Duvalier de la nation haïtienne ; familial, le déchirement entre ses ancêtres qui se trouvaient du côté des bourreaux et du côté des victimes ; et personnel, le doute que son cerveau puisse continuer à porter sainement sa mémoire vive après l’accident.
En Haïti, le malheur ne vient jamais seul, dit-on. Avec moins d’ironie et une dose de tragédie en plus, une voiture heurte Manuel qui était accompagné de quelques amis à Montréal dans la nuit du 26 au 27 mars 2017. Fracture du péroné, les séquelles physiques persistent encore jusqu’à nos jours. Un second rappel que la mort peut bien précéder le travail qui doit l’immortaliser.
Un corps blessé, un artiste mûri
Le sentiment d’invincibilité qui habite la jeunesse fait place à la peur de rater sa destinée. Une dure période de rééducation pousse Manuel à tout reconsidérer encore, notamment sa manière d’aborder la vie. « Je suis toujours hanté par les mêmes questions, mais maintenant je me donne le temps pour trouver les bonnes réponses », explique-t-il. S’il est conscient de l’impact qu’ont eu les deux accidents sur son corps, des séquelles qui resteront, Manuel a du mal à reconnaître le changement drastique signalé par certains proches. « En fait, j’ai juste grandi. Et ça, c’est normal », sont les mots succèdent à une bonne douzaine de secondes de réflexion sur le fait qu’il paraisse être anormalement zen depuis ses deux accidents.
Les mouvements de la peinture de Manuel laissent le spectateur dans un perpétuel doute. Dégradation ou formation ? Explosion de joie ou chute de dépression ? Le personnage par contre est précis et convaincant. Son visage calme, la précision de sa vision artistique et sa maîtrise de l’industrie ne laissent présager que croissance et développement.
À un moment crucial de sa carrière, Manuel a décidé de se tourner vers Haïti, vers sa famille. Après ses récentes expositions à Chicago, Bruxelles et Pékin, il se tourne vers Haïti. Il rencontre dans le pays des artistes de tout horizon et va même à l’encontre du public. Il sera ainsi l’invité au jeudi de l’art contemporain ce jeudi 25 juillet et profite de lancer en Haiti Recueil 1, son catalogue de dessin. Un pèlerinage sur sa terre natale semble avoir démarré. Cependant Manuel ne le cache pas, ce qui l’enchantera le plus demeure la visite de l’Haïti profonde avec son père, agronome, qui a été agréablement contraint de connaître une bonne partie du territoire national. Pour cela, il doit réussir à créer du temps libre.
Deux violents accidents en un peu plus d’un an, des os brisés, une mémoire en lambeaux à un moment clef de sa carrière, malgré tout Manuel s’accroche à la chance. Quel conteur n’apprécierait pas la veine de pouvoir narrer une expérience aussi douloureuse qu’inédite ?
C’est un garçon chanceux sur lequel la vie s’obstine à foncer à toute allure. L’œuvre de Manuel Mathieu ressemble à cela, un carambolage perpétuel dont les conséquences sont insoupçonnables…
Quant à ceux qui suivent Manuel Mathieu depuis le début de sa carrière, et qui restent attachés aux sentiments de rebellions que son art réveillait en eux (nous) :
« Hov’ on that new shit, niggas like « How come? »
Niggas want my old shit, buy my old albums
Niggas stuck on stupid, I gotta keep it movin’
Niggas make the same shit, me I make The Blueprint »
Jay-Z
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