Le 4 juillet dernier, à l’occasion du 243e anniversaire de l’indépendance des États-Unis, Michèle J. Sison, l’ambassadrice américaine accréditée en Haïti a cité un ancien brillant diplomate américain, pour appeler la société haïtienne au dialogue. Pour qui connaît les écrits de Douglass, la référence vient à propos puisque Haïti demeure un pays que Douglass a aimé et tenté de comprendre sans parti pris en dénonçant même ses compatriotes américains impliqués dans les turbulences de l’époque.
De plus, il y a un an, j’ai écrit sur Douglass dans un Ayibopost (lire le texte ici). La référence ne m’aurait donc pas laissé indifférent, encore moins dans le contexte politique actuel.
En misant sur « la puissance universelle » des paroles de Douglass et son appel à surpasser les inimitiés pour dialoguer, Mme Sison a tenu un discours diplomatique qui conviendrait à une circonstance où la justice n’aurait aucun rôle à jouer. Mais quant à son insistance sur cette partie du discours : « Je m’unirais avec n’importe qui pour faire le bien et avec personne pour faire le mal » (souligné dans le texte publié sur le site de l’ambassade »), l’interprétation est sans équivoque : oubliez vos pommes de discorde, asseyez-vous pour trouver un terrain d’entente « afin de préserver le bien commun », Haïti. C’est un appel clair aux acteurs politiques haïtiens.
Préserver le bien commun par le dialogue, oui.
Mais le hic, si les présupposés au dialogue ne sont pas réunis, si la confiance est complètement anéantie parce que des acteurs sont épinglés dans des actes de corruption, c’est à la justice d’établir les paramètres de ce dialogue dans le cadre d’un procès. Car les acteurs ne sont plus au stade de ne pas s’entr’aimer, ils ne se battent plus pour faire des concessions mutuelles (du moins, une partie d’entre eux), ils veulent des comptes sur la gestion des finances publiques. L’on ne peut prendre les démentis pour la vérité ni les accusations non plus tant que la justice n’a pas dit son mot. Face au choix entre le bien et le mal qui ressort de la citation de Douglass, s’allier à la justice pour débloquer le pays est certainement un acte que Douglass aurait apprécié, ce serait aussi un pas vers la préservation du bien commun.
Si la confiance est complètement anéantie parce que des acteurs sont épinglés dans des actes de corruption, c’est à la justice d’établir les paramètres de ce dialogue dans le cadre d’un procès
Les Américains ne sont pas dupes. Ils comprennent l’importance de la justice, d’où « la petite visite » de l’ambassadrice chez la Cour supérieure des Comptes, quelques jours après son discours. Outre l’ingérence avérée, c’est aussi un message diplomatique. Le fort des actes diplomatiques lorsqu’on veut prétendre ne pas prendre position, c’est de se montrer ambivalent. Comme on dit chez nous, « yon dous, yon cho ».
Revenons à Douglass.
Frédérick Douglass sur la justice
Le discours de 1893 de Douglass au seul pavillon non ségrégué (celui d’Haïti) au « World’s Columbian Exposition » de Chicago, est un texte que les jeunes écoliers haïtiens et universitaires doivent lire pour comprendre des facettes des relations haïtiano-américaines de l’époque, mais aussi l’espoir que Douglass nourrissait pour la jeune nation noire. Ce qui donne tout le mérite au discours de l’ambassadrice le 3 juillet dernier.
« La vie d’une nation n’est en sécurité que si la nation est honnête, véridique et vertueuse ». Frédérick Douglass
Cependant, dans d’autres textes, Douglass souligne l’importance de la vérité et la justice à l’échelle d’une nation. Il écrit, « La vie d’une nation n’est en sécurité que si la nation est honnête, véridique et vertueuse » (1). L’honnêteté, la vérité et la vertu doivent émaner des plus hautes instances qui représentent la nation. Dès que le contrat entre le peuple et ses représentants se casse, parce que l’une des parties ne croit plus en la vérité de l’autre, il revient aux représentants de faire preuve d’honnêteté et se fier à la justice. Plus d’un siècle plus tard, dans sa conception de la vérité, le philosophe belge, Jean Marc Ferry, soutiendra que la vérité est la seule habilitée à réguler des procès d’entente.
L’appel de Douglass aux Américains mêmes est assimilable à une adresse aux Haïtiens dans la même logique d’universalité : « Le peuple américain a ceci à apprendre : que là où la justice est refusée, où la pauvreté est appliquée, où l’ignorance prévaut et où l’on fait sentir à une classe quelconque que la société est une conspiration organisée pour l’opprimer, la voler et la dégrader ni la personne ni la propriété ne sont en sécurité ». Redonner sens à l’honnêteté, la vérité et la vertu passent par la justice pour éviter que ce peuple tombe dans l’extrême et s’exprime par la violence. Honnêteté, vérité et vertu sont aussi essentielles pour le bon déroulement d’un dialogue.
Face au nécessaire Procès Petrocaribe, l’inaction du peuple haïtien serait à l’encontre des recommandations de notre vieil ami Douglass. Elle dépeindrait une nation prête à accepter que l’injustice perdure. Encore Douglass, « Découvrez ce à quoi n’importe quel peuple se soumettra tranquillement et vous avez la mesure exacte de l’injustice et du mal qui lui seront imposés. »
Face au nécessaire Procès Petrocaribe, l’inaction du peuple haïtien serait à l’encontre des recommandations de notre vieil ami Douglass.
Préserver le bien commun par le dialogue, oui. Mais la justice doit se faire maître de cet espace de dialogue dans ces circonstances historiques. Et cet appel ne prescrit pas que l’une ou l’autre peut refuser de se soumettre à la Justice. Car la dernière chose que l’on souhaiterait serait un dialogue de sourds entre des parties qui ne se fient plus. Tout dépend maintenant des parties haïtiennes et de leur vision de l’honnêteté, la vérité et la vertu pour sauver la nation. Pour avoir lu et assimilé les positions de Frédérick Douglas, nos amis Américains doivent l’avoir compris fort longtemps déjà.
(1) In The Words of Frederick Douglass: Quotations From Liberty’s Champion (2012)
(2) Jean Marc FERRY, « L’éthique reconstructive comme éthique de la responsabilité politique ,» in Raison publique, numéro 10, mai 2009.
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