Parler juste. La plus grande difficulté à laquelle on fait face quand on parle d’Haïti. Éviter le mensonge et la caricature
Saint-Esprit, Martinique. La jeune femme est lyonnaise. En vacances. Elle demande à l’homme d’où il est. Haïti. Question : Une ville ici ? Non. Elle va voir sur Google. « Ah, c’est une île, comme ici. » Sans doute a-t-elle raté le mot pays. Une intervention attend l’homme dans un festival. Pas le temps de faire de longues phrases, de situer, d’expliquer. De toutes les façons, c’est le propre des vacancières d’oublier ce genre de conversation. Malgré tout, dire quelques mots, en tentant d’éviter aussi bien le mensonge que la caricature.
Parler juste. La plus grande difficulté à laquelle on fait face quand on parle d’Haïti. Éviter le mensonge et la caricature. Le mensonge : prétendre que ça va bien alors que ça va mal. La caricature : réduire un pays, donc un peuple, à un échec. Ce que, hélas, certains d’entre nous font souvent lorsqu’ils s’adressent à des étrangers. Il nous arrive presque à tous, en particulier à des membres de la diaspora, de réduire le pays aux souffrances qu’on y a connues. Le travail qu’on a n’a pas pu trouver… Le métier qu’on n’a pas pu exercer… Les exactions, les violences dont on a été victimes… La mauvaise vie à laquelle les structures sociales, les pratiques politiques nous condamnent. Ce qui pousse à fuir pour essayer de se refaire ailleurs.
Le mensonge : prétendre que ça va bien alors que ça va mal. La caricature : réduire un pays, donc un peuple, à un échec.
En général on part parce que l’on n’en peut plus. Et de quel droit reprocherait-on à quelqu’un de partir ? Mais, que l’on parte ou que l’on reste, le devoir citoyen et l’intelligence humaine nous font obligation de ne jamais réduire la réalité à la mauvaise part qui fut ou qui est la nôtre.
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Que l’on soit écrivain, donc spécialiste en bavardage, chauffeur de taxi, ouvrier, technicien, scientifique de haut niveau, plus ou moins riche ou plus moins pauvre, ne jamais oublier que notre parole, notre récit et nos commentaires d’Haïti font, en grande partie, l’image que s’en fait l’Autre.
La meilleure façon d’innocenter les auteurs des pratiques d’exclusion, de domination et d’exploitation faisant du pays un enfer pour la majorité des citoyens, c’est de noyer leur responsabilité dans des généralités lapidaires du genre « tous coupables », « c’est comme ça ».
Que l’on parte ou que l’on reste, le devoir citoyen et l’intelligence humaine nous font obligation de ne jamais réduire la réalité à la mauvaise part qui fut ou qui est la nôtre.
Déjà que le racisme règne et qu’une partie de l’Occident, pour des raisons historiques et idéologiques, a toujours pensé Haïti comme une impossibilité. L’indépendance d’Haïti, la naissance de l’État haïtien sont des souvenirs et des réalités qui contrarient plus d’un. Se rappeler aussi que si Haïti s’est créé seul, ses malheurs sont liés à des problèmes internes, mais aussi à des politiques des puissances occidentales qui, aujourd’hui encore, sont contraires aux intérêts de la nation haïtienne. Avec le gouvernement de facto du docteur Ariel Henry, nous vivons une impasse. Qui le soutient ?
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Parler d’Haïti à une vacancière ou un journaliste, à un ami ou un collègue, c’est une tâche très difficile qui demande intelligence et prudence. La nuance, les contradictions… pourquoi je suis parti ni pourquoi je reste ne peuvent faire la somme de la réalité ou de la condition haïtienne. Les Biden, comme on les appelle, l’abattement et le désespoir. Mais aussi une pensée radicale et une intelligence sociale chez des jeunes issus des milieux urbains défavorisés. Le crime, la politique comme institution de promotion sociale individuelle, mais aussi des convictions et de la droiture. Le pire comme une permanence, mais aussi une volonté d’en sortir. Haïti, c’est tout cela. Ne soyons ni les complices ni les porteurs de tout discours qui voudrait réduire un pays, le nôtre, à une caricature.
Par Lyonel Trouillot
Photo de couverture : Des membres de diverses églises marchent à Port-au-Prince le 18 mai 2023, portant des pancartes pour unir leurs voix et exprimer leurs revendications. | © David Lorens Mentor/AyiboPost
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