Nous sommes le 4 mars 1898 en France. Au tribunal correctionnel de Château-Thierry, comparait la dame Louise Menard. Le motif de son accusation ? Le vol d’un pain. Elle invoque pour sa défense la nécessité de nourrir sa personne et celle de son enfant. Le tribunal constate qu’effectivement, depuis trente-six heures, la dame ni son enfant de deux ans n’avaient pris aucune nourriture. Le jugement rendu à l’issue de l’audience est sans précédent : “il est regrettable, soutient-il, que, dans une société bien organisée, un des membres de cette société, surtout une mère de famille, puisse manquer de pain autrement que par sa faute.” Cette décision, en faisant primer le vol nécessaire sur le très sacré droit de propriété, étonna, certes, mais elle ouvrit la voie à la généralisation de l’état de nécessité comme fait justificatif. Aujourd’hui, elle soulève la question de l’application d’une telle théorie dans un pays où une minorité détient la quasi-totalité des richesses nationales, tandis que la majorité croupit dans la misère. Dans le contexte socio-économique actuel, il est en effet judicieux de se demander si en droit haïtien, l’état de nécessité peut justifier un vol.
Le traitement doctrinal de l’état de nécessité
Une telle problématique requiert l’examen du contenu de l’état de nécessité. Dans son “Traité théorique et pratique du droit pénal”, Pierre Bouzat le désigne comme étant “l’état d’une personne qui, tout en gardant sa liberté de décision, est obligée, pour échapper à un danger qui la menace ou menace autrui, de commettre une infraction atteignant un tiers innocent.” Si elle a le mérite d’être simple, une telle définition comporte une limite non négligeable. Elle réduit l’état de nécessité à la sauvegarde des personnes, tandis qu’il concerne aussi celle des biens.
Pour être invoqué, l’état de nécessité doit répondre à des conditions très strictes, à savoir: l’actualité du danger, la supériorité de la valeur sauvée à la valeur sacrifiée et l’absence de faute de l’agent. En premier lieu, l’état de nécessité implique un danger actuel, encore faut-il qu’il soit véritable. Autrement dit, au moment même de la commission de l’action, d’une part, l’agent (autrui ou le bien) doit effectivement être en péril, d’autre part, l’infraction commise doit être le seul moyen d’éviter le danger. Pour qu’il y ait état de nécessité, en deuxième lieu, il faut impérativement que la valeur, l’intérêt, le bien sacrifiés, soient supérieurs à ceux sauvés. C’est le critère qui a prévalu dans le jugement de l’affaire Ménard, où la vie de la personne humaine a été placée au-dessus du droit de propriété. En dernier lieu, l’état de nécessité est subordonné à une condition négative: la nécessité ne doit pas résulter d’une faute de l’agent.
Le contenu de l’état de nécessité ne saurait être examiné sans insister sur sa distinction d’avec la légitime défense et la contrainte. Cette dernière, selon l’article 48 du code pénal haïtien, est une force irrésistible à laquelle est soumis l’agent. Elle exclut l’exercice de sa volonté, tandis qu’en cas de nécessité, la personne se trouve “en présence d’une option: ou bien tolérer un mal considérable dans la personne ou dans les biens de soi-même ou d’autrui, ou alors commettre le délit.”(1) Quant à la légitime défense, elle diffère de l’état de nécessité en ce sens où “le mal est infligé à un agresseur coupable, alors qu’en cas de nécessité, il atteint une personne complètement innocente.” (2)
Les obstacles à l’application de l’état de nécessité au vol en droit pénal haïtien
Le contenu de l’état de nécessité étant défini, son application au vol en droit pénal haïtien peut alors être étudiée. Force est de constater que plusieurs obstacles s’opposent à la justification du vol par l’état de nécessité, tel qu’il vient d’être défini.
Suivant les articles 273 et 274 du code pénal haïtien, les seules infractions pouvant être justifiés par la nécessité de les commettre sont l’homicide, les blessures et les coups. L’article 273 dispose en effet qu’ « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque l’homicide, les blessures et les coups étaient ordonnés par la nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d’autrui. » Cette énumération constitue une limite à la justification du vol par une quelconque nécessité au regard du principe de l’interprétation stricte de la loi pénale. Il s’agit d’une règle selon laquelle “les lois d’incriminations et de pénalités doivent être appliquées sans extension ni restriction.” (3) Autrement dit, le juge est tenu d’appliquer à la lettre la loi pénale, qu’il ne peut interpréter a contrario, a fortiori ou a pari. Ainsi, le juge ne peut raisonner par analogie et décider que la nécessité évoquée à l’article 273 peut également couvrir un vol, alors que la loi pénale ne prévoit pas clairement que ce fait justificatif constitue une cause d’irresponsabilité en cas de vol. Cette infraction ne serait donc couverte par la nécessité que si cette situation était spécifiquement prévue par la loi.
Par ailleurs, l’état de nécessité a du mal à émerger comme un fait justificatif spécifique en droit pénal haïtien. Le législateur subordonne la nécessité à la légitime défense, en disposant à l’article 273 du code pénal haïtien qu’ « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque l’homicide, les blessures et les coups étaient ordonnés par la nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d’autrui. » L’article suivant corrobore cette idée car il débute en ces termes: « Sont compris dans les cas de nécessité actuelle de défense, les deux cas suivants: ». La nécessité actuelle semble une caractéristique, une condition de la légitime défense, plutôt qu’un fait justificatif particulier. De plus, cette nécessité ne concerne que des situations où l’agent doit prendre la défense de sa personne, d’autrui ou d’un bien; ce qui suppose non seulement un danger, mais aussi une attaque, et exclut donc l’innocence du tiers, requise en cas de nécessité. Dès lors, la distinction doctrinale entre la légitime défense et l’état de nécessité perd toute sa pertinence. S’il faut invoquer l’état de nécessité (tel que défini précédemment) comme fait justificatif, il ne s’agira plus de la “nécessité” prévue aux articles 273 et 274 du code pénal, mais d’un concept purement doctrinal, transposé du droit français au droit haïtien.
L’équité naturelle, ultime fondement du vol nécessaire
Pourtant, en 1898, la décision du tribunal de Château-Thierry d’acquitter la dame Louise Ménard était motivée par l’absolue nécessité, sur le fondement de l’article 64 du code pénal français, ainsi formulé « Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister. » Il est intéressant de constater que l’article 48 du code pénal haïtien est la reproduction exacte de l’article 64 du code pénal français de 1810, de même que les articles 273 et 274 du code pénal reprennent en des termes identiques les articles 328 et 329 du code pénal français de 1810. La législation pénale haïtienne en matière de causes d’irresponsabilité pénale, est en tous points exacte à la législation française de 1810. Il est donc tout à fait logique que l’état de nécessité, tel que défini actuellement par la doctrine française, ne soit pas transposable en droit haïtien, puisque le droit français en évoluant, lui a conféré un contenu propre, inexistant en 1810, lequel diffère à présent de la contrainte et de la légitime défense.
Cependant, l’inapplicabilité de l’état de nécessité tel que prévu en France, ne prive pas de base légale la justification du vol nécessaire en droit haïtien, tout comme le vol nécessaire avait trouvé une base légale en l’article 64 du code pénal français de 1810. Ce qui était auparavant qualifié d’état de nécessité en droit français aurait actuellement pour pendant en droit haïtien, la contrainte, sous réserve du rôle de la volonté libre dans la commission de l’infraction. Dans le cadre de l’article 48 du code pénal haïtien, il serait plus judicieux de parler de contrainte plutôt que d’état de nécessité. Contrainte, légitime défense et état de nécessité n’ont donc plus les mêmes significations en France et en Haïti. Dans une perspective comparative, l’appréciation correcte de ces concepts en droit pénal haïtien doit faire appel à la loi française de 1810.
Le juge, en prononçant l’irresponsabilité de la dame Louise Ménard sur le fondement de la loi française de 1810, loin de faire une interprétation extensive du droit pénal, est demeuré dans les limites de la loi, tout en considérant le besoin de se nourrir et de nourrir son enfant affamé comme une force irrésistible; tout en faisant primer la vie d’une personne sur le droit de propriété. Paul Magnaud, auteur de la décision rendue dans l’affaire Ménard, avait alors été qualifié de “bon juge” dans la presse française. De fait, en-dehors de toutes considérations terminologiques, son jugement avait l’avantage d’être légalement fondé, mais il avait surtout une base de loin supérieure au diktat législatif: l’équité naturelle.
Aujourd’hui en 2018, même en Haïti où des êtres humains crèvent de faim, il est peu probable qu’un individu soit traîné par-devant les tribunaux pour le vol d’un pain dans une boulangerie. Mais une mère au chômage, qui aurait volé des médicaments dans une pharmacie pour sauver sa fille mineure agonisante, pourrait être poursuivie pour ce délit. Il reste à savoir si les tribunaux haïtiens décideraient qu’ “il est regrettable, que, dans une société bien organisée, un des membres de cette société, surtout une mère de famille, puisse manquer des médicaments nécessaires à la survie de sa fille mineure autrement que par sa faute.”
Gerdy Ithamar Pierre-Louis
Image: Dieu Nalio Chery
NOTES
- Bouloc/G. Levasseur/G. Stefani/. Droit pénal général. Dalloz, 1987. p394
- Bouzat. Traité théorique et pratique de droit pénal. Dalloz, 1951. p222
- Lexique des termes juridiques, Dalloz, 2014
BIBLIOGRAPHIE
– Code pénal haïtien annoté par Patrick Pierre-Louis
– Code pénal francais de 1810
– B. Bouloc/G. Levasseur/G. Stefani/. Droit pénal général. Dalloz, 1987
– P. Bouzat. Traité théorique et pratique de droit pénal. Dalloz, 1951.
– F. Helie. Pratique criminelle des cours et tribunaux. Librairies techniques, 1954.
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