POLITIQUE

Les multiples interprétations du discours de Martine Moïse

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La veuve de « Nèg bannann nan » et son beau-fils, Joverlein Moise se hissent derrière le lutrin, pour délivrer deux discours combattifs et émotionnels, par moment

L’odeur de gaz lacrymogène atteint l’espace de célébration de l’enterrement. Des détonations d’armes à feu peuvent être entendues. Des pneus s’enflamment dans la rue à proximité.

Partisans et sympathisants de l’ancien président de Jovenel Moïse chahutent le chef de la police Léon Charles alors qu’il s’apprête à regagner son siège ce 23 juillet au Cap-Haïtien pour l’enterrement de l’ancien chef d’État, seize jours après son assassinat dans le sanctuaire de son domicile, dans les montagnes de Pèlerin.

L’environnement surchauffé pousse le dos de la délégation américaine. Elle quitte la cérémonie, une petite vingtaine de minutes après son début.

C’est dans ce contexte que la veuve de « Nèg bannann nan » et son beau-fils, Joverlein Moise se hissent derrière le lutrin, pour délivrer deux discours combattifs et émotionnels, par moment.

Malgré sa forte ressemblance aux ordinaires éloges funèbres, le « speech » de Martine Moïse est essentiellement politique. C’est l’avis du spécialiste en communication Ralph Emmanuel François.

« Seuls 24 % du discours n’en parlent pas, dit-il. Sur 1 246 mots utilisés en dehors des salutations formelles, l’ex première dame a utilisé seulement 47 fois des human-interest words (mots d’intérêt humain) de Roderick Hart, à savoir « vous, nous, peuple et famille ». Qu’il s’agisse du choix de la langue, des mots ou encore des informations, tout a été bien calculé et vise à chercher ce que François appelle « support et carburant populaires ».

Ayant également analysé le discours de Martine et de Joverlein Moise, Karl Foster Candio, professionnel en communication, est plutôt du même avis. Compte tenu des mots employés par Martine Moïse, il est retenu que celle-ci cherche à se connecter à une large audience pour continuer une lutte que son mari avait enclenchée. Candio parle d’une campagne présentée dans le sens d’une mission, et aussi d’une invitation à se battre au nom de la continuité du rêve de Jovenel Moïse. Que ce soit avec Martine, Joverlein ou encore Marielle Moïse, la sœur de Jovenel Moïse, Candio arrive aux mêmes conclusions.

« Martelé plusieurs fois par chacun, le message principal à retenir est que le rêve de Jovenel Moïse — dont on a beaucoup parlé aux funérailles — ne s’arrêtera pas avec l’assassinat du chef d’État. »

Discours essentiellement politique

« Un discours politique n’est pas foncièrement privé de sentiment », souligne François. C’est entre autres ce qui explique le premier moment du discours de Martine Moïse, selon lui. « Excluant les salutations formelles, cette première partie comporte 197 mots et représente 15 % de l’ensemble du discours.  Martine [Moise] y raconte sa rencontre avec Jovenel [Moïse] jusqu’à la candidature de celui-ci à la magistrature suprême ».

Mais, toujours selon le Président-directeur général et fondateur de Cocreating development (COCREAD), Martine Moïse ne s’y attarde pas et cela mérite d’attirer notre attention. C’est aussi l’avis de Karl Foster Candio. « Il y a eu peu d’informations sur la vie du défunt, dit-il. Les témoignages ont davantage parlé du « président », que du « frère », du « père ou l’époux ».

Loin de constituer un hasard, cette omission est volontaire puisque « Martine [Moïse] voulait faire passer un message principal », poursuit François. D’ailleurs, sur les 1246 mots utilisés pour l’ensemble de sa prise de parole, elle utilisera 104 en créole « pour faire une analogie de bataille et de guerre » exprimée plutôt clairement en « Nou pèdi yon batay men lagè a pako fini, fòk nou jwenn jistis pou ou » et l’invitation est faite au public à crier justice avec elle plusieurs fois. En s’exprimant dans sa langue maternelle, « Martine témoigne d’une volonté de s’adresser à une majorité qui peut ne pas avoir accès à tout le discours, mais qui doit impérativement recevoir ce message ».

En effet, le verbe « vouloir » revient beaucoup dans le discours ». Mais sans être accompagné de résultats, ou d’un bilan factuel, prolonge Carl Foster Candio. Martine a vaguement évoqué, sans préciser de chiffres, que des routes étaient en constructions, des poteaux et des pompes étaient en train d’être installés, et l’électricité commençait à être distribuée. »

Impératif de l’après-Jovenel Moïse

Le projet de Jovenel Moïse pour le peuple haïtien n’est donc pas arrivé à terme, selon sa femme qui prône la nécessité d’une continuité. « Laquelle peut se faire en fonction des six questions posées dans son discours, estime Ralph Emmanuel François. Car non seulement ces questions constituent une interprétation politique du crime, si elle le veut, Martine [Moïse] peut très bien jouer sur l’assassinat de son mari comme symbole pour initier une perspective de rassemblement ».

Le leader communautaire et politicien n’exclut donc pas la possibilité d’avoir une Martine Moïse au-devant de la scène politique. Bien le contraire, « l’image de son mari assassiné pour son idéologie peut lui gratifier d’une influence plutôt importante. Et s’il y a bien une chose que recherche à présent l’ex première dame de la République c’est allier les potentiels partisans de Jovenel [Moïse] à [un potentiel] groupe politique ».

Cela dit, l’affrontement est inévitable. Même si dans son discours, « la veuve du président Jovenel n’a pas donné de mot d’ordre précis sur les actions à porter, affirme Karl Foster Candio. Tout comme elle a veillé à ne pas révéler de stratégie ». L’assurance que justice sera faite est donnée. Mais rien n’est communiqué sur qui en sera l’acteur ni sur le comment elle le sera. On ne peut que constater la similitude entre les discours de Martine et Joverlein Moïse. Les deux rejettent la violence, promettent de se battre et de surtout ne pas céder à la peur.

Piste pour l’enquête

Outre l’annonce d’un combat, Martine Moise éclaircit des points d’ombres sur l’événement tragique survenu. Les deux spécialistes font référence aux propos de l’unique témoin survivant du crime transnational. Celle-ci estime que son mari a été trahi et abandonné.

Si l’enquête parle de complot de mercenaires étrangers contractés pour assassiner Jovenel Moïse, « ces mots indiquent une piste pour savoir qui interroger dans le cadre de l’enquête », défend François. Ce, « bien qu’aucun des proches n’ait ouvertement mentionné qui sont les coupables », ajoute Candio.

« La traitrise traverse tout le discours de Martine Moïse. D’abord elle refuse les fleurs [offertes], puis elle refuse que l’État prenne en charge les funérailles. Son discours va dans cette continuité. Sa sécurité est prise en charge par des étrangers. Il y a une fissure avec l’État. »

Le discours de Martine Moïse est sa première prise de parole publique depuis l’assassinat. « Elle s’est gardée de révéler des informations sur les derniers instants du président, sinon la sauvagerie de l’exécution. Cependant, en parlant de trahison et d’abandon, elle nous laisse comprendre qu’elle dispose de plus d’informations que la Police n’en a partagées ». Des informations que l’on risque de ne jamais connaître, pour Ralph Emmanuel François.

Pourquoi Jovenel Moïse est-il mort ? Peut-être « parce qu’il ne se laissait pas vibrer par les propositions indécentes », selon sa sœur. « Pour ses idées », selon Joverlein. Et pour Martine Moïse, parce qu’il a voulu électrifier les villes, construire des routes, démocratiser le crédit et combattre les oligarques corrompus.

Le seul point d’interrogation concerne le bilan factuel assez maigre du chef d’État assassiné, au-delà des discours. Après le deuil, le procès du Jovenelisme ?

Le prénom de Joverlein Moïse a été mal écrit dans une première version de ce texte. 6.15 25.7.2021

Rebecca Bruny est journaliste à AyiboPost. Passionnée d’écriture, elle a été première lauréate du concours littéraire national organisé par la Société Haïtienne d’Aide aux Aveugles (SHAA) en 2017. Diplômée en journalisme en 2020, Bruny a été première lauréate de sa promotion. Elle est étudiante en philosophie à l'Ecole normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti

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